* Bouc, poulet, mouton, un mois avant le Ramadan commence un rituel de sacrifices à l'occasion de Chaâbana. Une période propice, paraît-il, pour faire appel aux forces occultes afin de satisfaire la demande des clientes des voyantes et des fkihs. * Beaucoup y croient ! Le mois de Chaâbane a noté une légère hausse du prix du bétail, surtout des boucs. Un fait constaté dans le marché hebdomadaire de Souk Sbit à Tit Mellil. Ce marché qui se tient chaque samedi fourmille d'intermédiaires. Pourtant, ce n'est plus la période des mariages et la fête du Sacrifice est encore loin. Mohamed El Mekini, transporteur de bétail, nous met au parfum : « C'est Chaâbana des Chouafates ». Il connaît le marché comme sa poche. Avec un sourire malicieux, il nous explique de quoi il s'agit avec force détails. «La tradition veut que cette période de l'année soit très propice pour jeter les sorts, guérir les femmes de la sorcellerie, organiser des transes pour les gens « touchés» par les Djinns, aider les femmes stériles à avoir un enfant, réconcilier les couples Toutes sortes d'activités de ce genre en cette période nécessitent un sacrifice ». Cette effervescence de l'activité des voyantes, fkihs et autres charlatans donne naissance à un phénomène qui dure 20 jours depuis le premier jour de Chaâbane. «Dix jours avant le mois sacré du Ramadan, toute activité de ce genre cesse, d'où cet empressement et par conséquent la hausse des prix des bêtes à sacrifier », explique-t-il. Très tôt dans la matinée, les voyantes viennent chercher l'objet du sacrifice avec des caractéristiques bien précises. « Elles viennent elles-mêmes choisir les bêtes ou bien envoient un coursier. La semaine dernière, un coursier est venu acheter 20 boucs à la fois », nous informe Bouchaïb, à la fois vendeur et intermédiaire « chennaq ». « Les prix augmentent d'une moyenne de 100 DH quand c'est l'éleveur qui vend lui-même son bétail et flambent quand ce sont des intermédiaires qui se chargent de la vente. Et en cette période, ils sont légion. Ils peuvent réaliser jusqu'à 300 DH de bénéfice par tête », poursuit-il. Si le prix d'un bouc en temps normal varie de 500 à 1.000 DH, durant cette période il peut atteindre 1.200 DH, voire plus. Le piégeur piégé Bien des voyantes se font arnaquer sur le marché à bestiaux. « Elles dupent les gens, si elles avaient réellement des dons de voyance, elles auraient dû se rendre compte que les intérimaires les dupent », nous confie Bouchaïb. Ainsi, une voyante qui voulait acheter un jeune bouc s'est vue vendre un vieux et à un prix très élevé. De même qu'une autre a acheté un ovin femelle au lieu d'un mâle juste parce que cette brebis avait des cornes. Les intermédiaires n'éprouvent aucune gêne à raconter leurs exploits. Bien au contraire, ils profitent de l'ignorance des clients, mais aussi des Moussems et de la rareté de certains spécimens comme les boucs complètement blancs ou noirs. « Ces boucs sont rares et très chers. Pourtant, certaines personnes vont sillonner les souks jusqu'à trouver la perle rare et en payer le prix fort », conclut-il. Si à Souk Sbit cet événement fait marcher les affaires, ce commerce est encore plus rentable à Souk Khmiss Médiouna qui se tient chaque jeudi à proximité du Marabout de Merchich. Les clients, toutes catégories confondues et pour diverses raisons, s'y rendent directement et sacrifient les bêtes achetées le jour même devant le sanctuaire du Marabout. Chacun y va pour une raison occulte personnelle, les femmes célibataires en quête de maris, les hommes qui ont perdu leur virilité, les malades mentaux, les femmes qui veulent reconquérir leur mari ou encore ceux qui cherchent à briser un ménage. Tous ici apportent leur sacrifice de boucs, de moutons, de coqs C'est une période où il ne suffit pas d'allumer des bougies, mais de faire offrande au Marabout. Que de sang versé sur la demande des voyantes et Fkihs. Il n'y a pas qu'à Merchich où se font les sacrifices, mais aussi dans tous les Marabouts et les sanctuaires du Royaume. A Sidi Abderrahmane, célèbre Marabout de la capitale économique, les sacrifices se font chez les chouafates. Elles demandent en général un poulet à plumage sombre ou un bouc noir, selon le travail à effectuer. Du sang pour que le travail aboutisse Comme à l'époque de Aachoura, 10ème jour de Moharrem, Chaâbana est une période où les consultations des chouafates atteignent un pic. C'est une période propice, comme il est communément reconnu, pour que les sorts jetés aboutissent ; comme le confirme une chouafa au quartier Mellah à Bab Marrakech à Casablanca. Dans une maison insalubre, c'est une mère de famille qui accueille les clients dans une petite chambre peinte en vert, couleur des Chorfas. Cette petite pièce ne comporte aucun meuble, juste un tapis usé. Les clients, souvent des femmes, s'assoient dessus face à la dame qui est assise sur une peau de mouton. À sa droite, un récipient contenant des coquillages, de l'encens et un chapelet blanc. Avant même de commencer la consultation, elle sort un jeu de cartes. Elle nous fait un tarot à la marocaine. Elle pose le jeu et demande à l'intéressée de le mettre sur son cur et de faire son vu. Puis, elle répartit le jeu en trois tas et la cliente doit désigner, dans l'ordre qu'elle veut, chaque tas en prononçant : «Voilà mon cur, voilà à quoi je pense et voilà ce que me donnera Dieu». La voyante prend les cartes et interprète le jeu, le chapelet à la main. Puis elle s'adresse à nous : «Que voulez-vous ?». On lui explique qu'en gros, on cherche un bon parti et qu'on veut profiter de la période de Chaâbana. Elle affirme qu'effectivement c'est un moment propice, mais qu'il faut sacrifier un bouc noir. « Pourquoi noir ? », demande-t-on. « C'est la couleur préférée du Saint qui va vous apporter le succès », affirme-t-elle. Elle ne remarque cependant pas les alliances de mariage aux doigts de ses clientes. Dans sa hâte, elle propose d'acheter elle-même la bête du sacrifice, 1.500 DH avec à la clé une séance d'ensemencement, de préférence un jeudi après-midi. « Mais il faut faire vite avant le Ramadan », explique-t-elle. C'est ainsi qu'on le lui a appris, car elle ne donne aucune explication sur la raison du choix de cette période précisément. Elle explique que par la suite, elle sacrifiera le bouc le lendemain, très tôt le matin à Sidi Abderrahmane. « Il faut verser le sang sur le sanctuaire pour que l'offrande soit acceptée et pour que le sortilège fasse son effet », conclut-elle. On demande un moment pour aller chercher l'argent tout en lui tendant 50 DH pour la consultation. La voyante ne « voit » pas qu'on est en train de faire un reportage. C'est ainsi que des centaines de clientes et de clients, car il y aussi des hommes, se font tondre à l'occasion de Chaâbana, faisant les choux gras des voyantes et des maquignons.