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Belahrach Mohamed, serial killer d'El Jadida
Publié dans La Gazette du Maroc le 28 - 07 - 2003


Dans le couloir de la mort
El Jadida comptait les cadavres des femmes sans jamais mettre un visage sur le tueur. La psychose s'installait et les femmes ne faisaient plus confiance. Pourtant les bordels battaient leur plein et le commerce de la chair faisait la joie des Doukkali, jusqu'au jour où la police mit la main sur deux individus qui ont très vite été expédiés en prison.
Motif : plusieurs meurtres de femmes. On pensait tenir les psychopathes qui assénaient des coups de poignard ou qui fracturaient des crânes explosés avec un gourdin ou une barre de fer. Huit années passent avec deux détenus sous les verrous, pourtant des crimes similaires continuaient à secouer la région. Erreur judiciaire ? Faux coupables ? Deux innocents jetés en prison ? Où est la vérité ? On tombe alors par hasard un jour, le 4 juin 2001, sur Belahrach Mohamed.
Il était sur les lieux d'un crime avec un cadavre sanglant gisant à même le sol. Encore une femme. Encore une prostituée.
Il avoue tout et finit par innocenter les deux autres individus qui avaient déjà purgé huit ans de prison. Lui, clame toujours son innocence… Retour sur l'une des histoires criminelles les plus sanglantes du pays.
Si l'on veut discuter avec lui, il faut d'abord se ranger de son côté, comprendre sa position, être de son avis sur la question. C'est ce que Mohamed Belahrach nous demande gentiment avant de nous hasarder sur le chemin ardu de sa vie. “Je suis innocent, je tiens à ce que vous le sachiez. Si nous sommes d'accord sur ce postulat de base, alors tout va bien. Nous pouvons parler de ce que vous voulez. Mais n'oubliez pas de le dire, de le répéter, je suis innocent”. Longtemps je garderai l'image de cet homme au regard vide martelant son innocence comme une litanie lors d'un rite le jour du jugement dernier. Innocent. Si cela ne tenait qu'à cela, j'étais prêt à lui témoigner ma prédisposition à le croire. Après tout, je ne suis pas juge, je ne suis pas son avocat, mais un simple gratte-papier qui cherche à savoir qui était l'homme sous le visage et le dossier d'un serial killer. Echange de bons procédés. Je vous crois, allez-y, dites tout ce qui vous pèse sur le cœur et qu'on en finisse. Criminel ou pas, vous y êtes, cher Mohamed, et pour le moment, je ne vois pas comment votre présumée innocence pourrait un jour venir changer le sort. “Je n'attends rien. Je sais que je suis ici pour la vie. Je tiens juste à ce que nous soyons clairs. Il est important pour moi que la personne qui me parle de ma vie ait confiance en ce que je dis et, surtout croit en la véracité de ce que je raconte”. Il insiste, Mohamed. Il a raison, c'est son histoire, pas celle que je vais raconter qui sera certainement une autre version sur les pages d'une vie qu'il est le seul à connaître. Son histoire intime, celle qui grandit à chaque instant dans son imaginaire, qu'il repasse des millions de fois dans sa tête pour scruter ses détails, changer ce qu'il y avait à changer et finir par trouver un arrangement avec soi. C'est cela son histoire : un arrangement pour que les jours continuent à passer, sinon, la porte de l'enfer va grincer et le passage d'un cercle à l'autre sera difficile, peut-être même impossible. Et lui, Mohamed, a besoin de communiquer entre les cercles, de se balader entre les étages du feu, avec cette idée constante : “tout cela est un drame et je suis innocent.” C'est cette phrase qui le tient en vie, qui brave la mort, celle qui ne viendra jamais dans le long et froid couloir de la Prison centrale de Kénitra, mais celle intérieure, insidieuse, celle qui s'immisce dans les entrailles, les broie, les tord, leur suce toute énergie, tout courage de tenir tête à l'inéluctable. Innocent, je vous dis, même si j'ai tué, même si toutes les preuves sont contre moi, même si j'ai avoué. Innocent, parce que je le sais. C'est tout. Et il ne faut pas aller chercher au-delà de cette affirmation, monsieur le journaliste, parce que c'est moi qui ai décidé de ce que sera ma version des faits depuis le jour où un juge en soutane m'a envoyé derrière l'ombre de la vie. Alors nous allons nous en tenir à cela et que les choses soient encore une fois claires.
L'enfance d'un épicurien
Belahrach Mohamed est né sous le signe du feu, un certain 8 août de l'an de grâce 1956. Belle année que celle-ci, tout un symbole national. C'est finalement une chance d'avoir vu le jour au même moment où toute la nation rompt ses chaînes et se libère, tourne le dos au passé et prépare un bel avenir. Le temps est à l'euphorie, la joie, la félicité de tout un pays, enfin libre. Disons que Mohamed est né aussi sous une belle étoile qui a réellement décidé de briller sur sa tête jusqu'au jour où lui-même voit que l'astre devait s'éteindre parce qu'il jetait peut-être trop de lumière sur ce qu'il est et ce qu'il fait. Il grandit à El Jadida, boulevard Bouchrit, un coin très connu des Doukkali, haut en couleurs, très animé avec la proximité de toutes les ruelles chaudes. Mohamed a fait ses premières armes là dans ce coin de rue entre un épicier qu'il a connu gamin et des voisins qui ne disent pas grand chose sur l'enfant Belahrach. Smaïl, le père, est un homme très simple, un père comme des millions de Marocains qui n'ont de cesse que de servir ce qu'ils peuvent à leurs progéniture. Rien à signaler n'était sa discrétion. On retient de lui un homme ni grand ni petit qui rase les murs et ne cherche pas trop à se faire remarquer. A 72 ans, il coule des jours calmes et sans rebonds en parfaite entente avec les uns et les autres. On devine que les femmes mortes et le fils condamné à mort à Kénitra ne sont pas pour faciliter les choses, mais le bonhomme a l'escarcelle pleine et il sait comment gérer la médisance, les mauvais regards, l'hypocrisie et tout le reste. La mère, Khadija, est morte à l'âge de 60 ans. Elle aimait son fils et ne pensait jamais qu'une telle chose était possible. Comment ce tas de chair qui est sorti un beau matin de son ventre pouvait armer un bras et donner le coup qui tue à d'autres femmes, d'autres mères ? Elle n'a jamais trouvé la réponse. Le chagrin l'a précipitée très vite vers la tombe sans avoir à panser sa plaie, son cœur qui saignait sur un ratage, une vie gâchée. Mais Mohamed n'est pas pour autant banni ni oublié. Sa sœur est toujours Fatéma, la sœur qui prend tout sur elle-même et qui vient rendre visite à son frère. Elle a 54 ans, mariée, des enfants, mais voudrait que cette histoire reste là où elle est en ce moment, derrière les deux portes blindées de la Prison centrale de Kénitra. Elle en a assez de vivre avec l'idée obsédante d'un frère écroué pour un tel crime. C'est une femme et elle ne pourra jamais s'empêcher de penser que c'est là une chose impossible à contenir ni à imaginer. Et puis il y a le frère, le plus jeune, Saïd, celui qui veut oublier, tourner la page, ne plus jamais penser à ce jour où le monde a découvert qui était derrière l'histoire des meurtres des prostituées d'El Jadida.
Mohamed grandit dans ce sillage, une famille simple, des voisins plongés dans les affaires de la vie et un entourage propice à l'indiscrétion. Très jeune, Mohamed découvre qu'il y a des femmes qui reçoivent pour deux dirhams cinquante. Une misère pour se payer un voyage au septième ciel. Trois piécettes moisies pour posséder le corps d'une femme et en faire ce qu'on voulait. A l'école, il était là, juste un élève parmi tant d'autres. Sans ambitions, sans volonté aucune de faire long feu sur les bancs de classe. L'école, un passe-temps qui finit par lui prendre la tête. Il redouble en CM1 et en CM2 et quitte l'école pour aller passer quelque temps libre dans la rue. Et les femmes, celles à deux pièces et demi étaient là pour soulager le corps chauffé à blanc d'un gamin qui aimait le son que produisait la bouche d'une femme quand elle mettait les pièces dans un bol et te disait “Dkhoul, entre”.
Les femmes, l'alcool et le sexe
Le passage de l'état de l'élève paumé à celui de l'adolescent qui peut payer une femme pour le plaisir s'est fait tout seul. Nous sommes en 1971. Mohamed a quinze ans, la fleur de l'âge, le temps de la floraison des sens, les yeux qui pétillent, la tête qui bouillonne, les veines qui battent le feu à demeure. Mohamed découvre qu'il a deux choses à faire sur cette terre, il se sent investi de deux grandes missions : rendre les femmes folles de leur corps et boire pour regarder droit dans les yeux de Dionysos. Les bacchanales du corps et les saturnales de l'esprit sont à point. Mohamed est un jouisseur. Il le sait désormais. Il fera donc tout pour accomplir sa tâche, son rôle de grand gaillard, bien monté et sûr de son ascendant sur les femmes. A quinze ans, le corps dicte ses lois et la tête ne fait que suivre. La logique, les interdits, les gens… foutaises. On croit à la force et le diktat du sang qui brûle dans les veines. Le reste des élucubrations de l'esprit qui n'avaient aucune prise sur le magma qui préparait sa grande déflagration quelques années plus tard. Et Mohamed savait aussi que pour assurer il fallait se débrouiller un soupçon de travail, une petite planque pour tuer le temps creux entre deux étreintes chez les mères maquerelles des quartiers chauds d'El Jadida. Après trois années à consommer le désir sans modération, il devient commerçant d'habits usités et neufs à Chariî Mohamed Toufani. Mohamed a 18 ans, l'âge mûr pour un adolescent prêt à en découdre avec le sexe : “je n'avais rien d'autre en tête. Les putes et l'alcool. J'ai fréquenté tous les bordels de la ville, j'y avais mes entrées, j'étais connu et apprécié. Toutes les tenancières des maisons closes savaient que j'aimais ça puisque j'étais un client très fidèle et surtout j'étais tout le temps fourré chez elles”. Mohamed a trouvé son salut, à l'entrée de l'âge d'homme. Sa vie coulait entre les clientes qui venaient acheter des fringues pour leurs rejetons et celles qui venaient lever le bon numéro pour se payer un bon dîner. Les jours avaient donc ce rythme, toujours le même, comme un rite, une obsession : le magasin, l'épicerie pour l'alcool, la mère maquerelle et les femmes, bien enrobées, presque à poil, drapées dans leurs caftans bon marché, aiguisant les ardeurs d'hommes concupiscents. Quand il voulait changer de rythme, tuer la routine, il allait à la plage, le môle d'El Jadida et improvisait une partie de foot avec d'autres copains. Le sport est bon, cela aide à se maintenir en forme, et pour un homme qui se dépense trop, c'était un sacerdoce. Et sur le chemin du sacré, Mohamed ne lésine pas sur les moyens. Il bosse, il trime pour gagner son pécule et s'assurer le plaisir. Oui, ce fameux sentiment indescriptible que ressent un homme quand il prend une femme et croit posséder son âme en empoignant très fort son corps. Mohamed pensait qu'à chaque étreinte, les femmes étaient à lui de droit naturel, de décret éternel. “Oui les femmes, je les ai adorées, aimées, jamais je n'ai pensé faire de mal à quiconque, ce qui m'importait était le plaisir, passer du bon temps, vivre quoi”. Vivre ivre de femmes et d'alcool. C'était son credo, son mot d'ordre, son serment devant le seigneur pour apaiser toutes les femmes haletantes et amoureuses de la vigueur des hommes. “Je savais qu'un jour j'allais devenir très dépendant de l'alcool. Mais je ne pouvais pas m'arrêter. Vous savez quand on va chez les putes, il faut boire, manger pour être dans le coup. Il ne s'agissait pas d'un client qui venait en coup de vent, sauter une fille et s'en aller. Non, moi j'aimais l'ambiance, la danse, les chants, la compagnie des femmes. C'était autre chose. Et pour cela, il fallait boire.” Mohamed est désormais un homme accompli. La vingtaine passée, il est l'homme le plus célèbre de Derb Al Barkaoui, le quartier des prostituées par excellence, le Pigalle d'El Jadida avec le faste et les paillettes en moins, mais la même eau de Cologne bon marché, le même Rêve d'or qui parfume l'air et donne la nausée, le tournis à des hommes aux idées capiteuses. “J'ai connu une centaine de maisons, même plus que ça où j'allais souvent, presque trois fois par jour sans compter la nuit où l'on passait la soirée à faire la java(Nqassrou). Les filles savaient qui j'étais, elles me recevaient très bien. J'étais un très bon client”. Vérification faite, il l'était et même plus que ça parce que certaines filles parlent maintenant d'un type réputé pour son bon coup de reins. “On n'a jamais pensé qu'il était capable de faire ça. Mais on ne peut jamais savoir ce qui se passe dans la tête des gens. Non, je n'ai jamais eu affaire à lui, mais d'autres filles l'ont connu, ont passé des nuits avec lui et d'autres hommes. Normal, un type comme les autres qui aimaient ça. Le jour où on a su que c'était lui, j'ai eu froid dans le dos. Dieu merci, je n'ai jamais couché avec lui. Rien qu'en y pensant, j'ai le cœur qui bat.”. D'autres filles de joie, comme on dit ici ont connu le fameux Belahrach. On a oublié son prénom depuis l'affaire en juin 2001. Aujourd'hui, on se souvient du nom qu'on répète comme un leitmotiv pour se rassurer, mettre une signature sur une peur, l'affranchir, la démystifier. Dans les autres quartiers chauds de la ville, il y a d'autres maisons où il avait ses habitudes : “Il était comme tout le monde, un client. Vous êtes sûr que cela ne me poserait pas de problème de parler avec vous ? Bon, on disait entre nous que c'était un homme à femmes, son sang était chaud (Demmou skhoun) qui aimait ça. Mais je connais des filles qui sont allées avec lui plusieurs fois et qui m'ont dit qu'il était bien et gentil. Pourquoi il a fait tout ça, je ne sais pas, mon frère.” Personne ne sait, aucune fille ne se rappelle d'un type violent, un homme qui frappe et fait saigner les femmes. Au contraire sa violence, d'après ce qu'on a compris, était sexuelle, il voulait montrer aux femmes de quel bois il se chauffait et ce qu'il avait dans le ventre. “Comme tous les hommes, il voulait savoir qu'il était vigoureux. Vous savez, mon frère, il y a des hommes qui nous demandent de leur dire qu'ils étaient mieux que tous les autres clients et qu'ils savaient faire ça mieux que tous. On le leur dit. Moi, ça ne me dérange pas de lui sortir ce qu'il veut entendre, si ça lui fait plaisir d'entendre qu'il est le meilleur au monde”. Le sourire coquin qui vient ponctuer cette dernière phrase en dit long sur ce que les femmes ont vu, sur ce que les hommes veulent d'une prostituée. On n'ira pas loin avec les autres qui disent qu'elles ne savaient rien et qu'elles avaient peur et tout le reste. Sauf une qui laisse entendre que peut-être Mohamed était “ de ceux qui se fâchent quand on les chambre, quand on se fout un peu de leur gueule. Vous savez ce que c'est, les filles parfois aiment plaisanter alors on dit à un tel qu'il n'était pas top, à l'autre que c'était mou, à un autre qu'il fallait changer le matériel… ce genre de choses quoi ! Il y en a qui le prennent mal et se fâchent, d'autres ne reviennent plus comme il y en a qui nous insultent et claquent la porte…”
Mohamed, le viril du coin, l'homme qui fait planer les femmes dans les cieux du plaisir avait-il été contrarié un jour ? Une fille lui aurait-elle dit sans le penser qu'il n'était pas tout à fait au point? Ou alors carrément qu'il avait le mauvais matos pour prétendre rendre les filles comme des bacchantes courant derrière Dionysos et son Silène fidèle ? Selon lui, rien de cela n'a jamais eu lieu. Et il n'y avait dans sa voix rien qui respirait la fatuité ou l'amour exagéré de ses anciens exploits. Il savait même à quoi il s'attendait dans des endroits comme ceux qu'il fréquentait à El Jadida ou à Azemmour : “les filles reçoivent des dizaines de mecs. Elles ne s'attachent jamais et quand ça arrive c'est très rare. Je savais à qui j'avais à faire : des femmes qui t'oublient une fois que tu remets ton froque. Et au suivant, qui, lui aussi, sera oublié et ainsi de suite. Dans ce monde il n'y a pas de sentiments. Il faut avoir perdu la tête pour penser en sortir avec une belle amoureuse sous le bras”. Et à la question directe s'il n'était pas tombé amoureux d'une fille dans un bordel après une étreinte langoureuse et épicée, il répond par la négation. Mais quelque chose dans son attitude avait changé, le regard s'était incliné et le visage légèrement obscurci. Etait-elle une belle Doukkalia, bien en chair, potelée et jeune à damner tous les saints ? Ou était-ce une patronne, toujours dans la fleur de l'âge qui a repéré le beau mâle qui allait lui garantir le bonheur et le plaisir ? Ou peut-être même les deux, avec Mohamed jouant sur plusieurs tableaux, mangeant à tous les râteliers et ne sachant plus comment s'en dépêtrer ? Mohamed nie tout : “jamais, j'avais des filles que je voyais souvent, mais jamais ce genre de choses. Non, impossible”.
L'été chaud de 2001
Derb Al Barkaoui affiche complet. Nous sommes le 4 juin. Une belle journée estivale comme celles qui soufflent sur la région. Un ciel bleu magnifique. Mohamed a des projets. Il a déniché une belle gonzesse qu'il allait se payer ce jour. C'était écrit, décidé, rien ne pouvait venir perturber le cours du destin. Lui ne savait pas que c'était là l'une des dernières sorties pour lever une fille loin du bordel. Pas plus qu'il ne savait que c'était là sa dernière entrée dans le lupanar miteux de Zahra, la mère maquerelle, la tenancière, la madame Zahra de Doukkala, la fleur qui offre le meilleur et soigne bien les hommes. Il marchait dans la ville quand il tomba sur une belle plante : “une femme qui me plaisait et à qui j'avais proposé de venir avec moi chez flana. Elle a dit oui, semblait prête à y venir passer un bon moment. Alors tout allait bien”. Mohamed avait le pied leste et le cœur chavirant : apparemment un beau brin de femme avec les rondeurs qu'il fallait pour rendre Mohamed fou à lier. Dans le quartier, les gens savaient qui était Zahra : mais c'est son affaire. “Si elle le vit bien et ne fait pas de problèmes, ce n'est pas à nous de venir lui chercher des noises. Elle ne sait faire que ça, tant mieux pour elle”. Zahra était-elle une menace pour les hommes, pour les autres femmes mariées qui ne voulaient pas que leurs époux s'aventurent dans l'antre du plaisir et de la joie arrosée ? Y avait-il des hommes mariés qui y allaient ? Bien sûr et beaucoup même. On imagine les scènes de ménage, les crises de jalousie et les jeunes et moins jeunes épouses qui devaient haïr à en mourir “toutes ces putes qui n'avaient aucun scrupule que de rouler des fesses et allumer les hommes”. On imagine les époux coléreux qui battent leurs femmes et qui les menacent de les quitter si elles ne se tenaient pas tranquilles, loin de tout ça. Bref, Derb Al Barkaoui avait ses drames, ses cris, ses larmes et ses femmes malheureuses. Il avait aussi ses fêtes, son alcool, ses clients et ses femmes très comblées. Le parfait équilibre sous le soleil du seigneur avec en prime des accalmies, des réconciliations, des fausses promesses et tout le tralala habituel quand les hommes désertent leurs couches et découchent chez madame Zahra. Mohamed marchait donc dans la rue, il n'avait pas d'épouse, pas de crise de jalousie en vue, pas de copine non plus qui pouvait venir faire éclater l'esclandre. L'esprit libre, le corps encore plus, il faisait son chemin pour aller faire voir à cette nouvelle dénichée qui il était. Pressentait-il le drame, la fin des haricots, la grosse chkoumoune qui allait l'enliser à vie ? “ Non, pas du tout. Je ne pensais qu'à la fille qui était avec moi. Je voulais me la faire, et c'est tout. J'étais loin de penser à ce qui s'est passé ”. Mohamed, le donneur de plaisir débarque chez Zahra. Elle ouvre la porte :
“Ah ! c'est toi. Dkhoul marhba”.
“Alors, comment ça va Lalla Zahra ?”
“C'est une nouvelle. Je ne la connais pas”
“Oui, une connaissance…”
Tout allait bien. Mohamed paye les dix dirhams de location de la chambre chez la patronne et s'arrange avec la fille sur un prix pour qu'elle se sente bien à l'aise et offre bien ses charmes. “Tout allait bien. C'était même plus qu'il ne fallait. Zahra était de bonne humeur et la fille que j'avais ramenée se sentait à l'aise et en sécurité. C'est là que la porte s'est ouverte et qu'un type nous a sauté dessus. Je ne savais pas qui c'était ni ce qu'il voulait. Il a surgi de nulle part comme un diable”. Le diable en tête, sur la tête, Mohamed perd les pédales. Il voit noir, flou, ne sait plus ce qui se passe : “je ne savais rien de rien. J'étais scotché là à voir ce bonhomme gesticuler et insulter tout le monde. Il criait de toutes ses forces que sa femme était une pute et qu'il l'avait surprise chez la maquerelle. La porte restait ouverte, il n'y avait encore personne devant, les gens ayant l'habitude de ce genre de scène chez les patronnes dans le quartier. Le bonhomme sort un couteau et poignarde Zahra avant de frapper sa femme. La fille se sauve et le bonhomme la suit. Moi je suis resté planté là à regarder Zahra nageant dans son sang.” Mohamed soutient dur comme fer que c'est cela la stricte vérité. Il n'avait pas tué Zahra, n'avait aucune raison de le faire. Pourtant ce mystérieux mari jaloux s'est volatilisé, on ne l'a jamais retrouvé, personne ne l'avait vu courir dans le derb pas plus que les témoins n'avaient vu une femme le visage ensanglantée, la djellaba entre les mains en train de faire un jogging forcé.
Devant la porte de Zahra, la foule s'est précipitée. On crie au meurtre : “si c'était moi, j'aurais pu me sauver. Mais j'étais certain de pouvoir sauver la femme et dire ce qui s'est passé à la police. Mais les choses se sont retournées contre moi ”. Mohamed est coincé, la police est là, les témoins sont là, le sang est là et personne d'autre en dehors de Mohamed avec un cadavre qui ne pourra plus l'innocenter. On l'embarque. C'est là qu'il se donne un coup de couteau dans le ventre. Mohamed se mutile, se porte des coups, n'accepte pas le sort, la tournure du destin. “ Le commissaire qui m'a interrogé était complètement ivre. Il voulait à tout prix en finir avec moi. Il avait le coupable et c'est tout”. Impossible de vérifier si ce qu'il dit est vrai ou faux, ce qui est clair c'est que la police avait déjà été confrontéee à une série de meurtres de femmes dans des circonstances bizarres. On avait coffré en 1993 deux individus qui ont été condamnés à mort. Les mystères des meurtres d'El Jadida étaient résolus d'après la police. Les prostituées et autres maquerelles poignardées ou frappées à mort avaient été victimes de deux types qui ne pouvaient donc faire aucun mal à personne. Affaire close.
Non, dit Mohamed, puisqu'on y est, sortons le passif et les non-dits. Non, messieurs, les deux coupables que vous avez arrêtés il y a huit ans ne le sont pas. Ce sont des innocents. Ils n'avaient tué aucune femme pas plus qu'ils n'avaient poignardé Aïcha, une autre patronne ni Izza et sa fille qui ont été assassinées à El Kalaâ. Mohamed dégoupille tout ce qu'il sait, donne les détails, dit tout. Aveux complets. Sans retour. Sans appel. “Je leur ai dit que les deux mecs n'y étaient pour rien.”
Des aveux complets
Pourquoi ? Chevaleresque Mohamed qui voulait se racheter une conscience après avoir versé le sang d'une bonne dizaine de femmes ? “ Puisqu'on m'avait tout mis sur le dos, je leur ai dit que pour Aïcha, Izza et sa mère c'était moi aussi ”. Attitude pour le moins étrange de la part d'un homme qui clame son innocence. Alors pourquoi endosser d'autres crimes, si c'était bien le cas ? Acte de générosité ou simple aveu réel d'un homme coincé, quoi qu'il en soit, Mohamed la braguette facile ne peut plus dégainer. Finis les exploits, finies les soirées arrosées et les filles qui dansent à poil. Finie la frime, la réputation, la drague, les femmes mariées ou divorcées en mal d'amour. Fini le tour de quartier avec une fille sous l'épaule comme un trophée à brandir pour rendre malades les autres, les femmes qu'il voudrait se faire et les hommes qui voudraient se payer les filles que lui peut s'offrir sur l'unique base de sa réputation d'homme à femmes mais n'y parviennent pas. Mohamed sent l'étau se serrer contre son corps. Plus rien ne peut le sauver ni lui venir en aide. “Au tribunal à la Cour d'Appel d'El Jadida, j'ai dit au juge de tout me coller sur le dos et que s'il y avait d'autres crimes non résolus, il pouvait aussi me les mettre sur mon compte. Je me foutais de tout ce qui pouvait m'arriver, autant tout assumer”.
Mohamed est alors emmené à la prison de Sidi Moussa à El Jadida. Il passera un mois avant de se voir transférer à Kénitra où il attend une peine de mort dont le sceau semble avoir marqué son être. Cette fois, au moins depuis deux ans, il n'y a plus d'autres crimes de femmes prostituées à El Jadida. Les deux types qui sont sortis après huit années de prison ne veulent plus en entendre parler. Ils ont souffert dans leur chair les affres de la détention, l'injustice et la folie des hommes , ils ont payé pour un autre et essayent d'oublier. Mais l'oubli est loin. A chaque instant, la vie leur rappelle qu'ils ont égaré huit années de leur existence pour rien, pour une erreur. Mohamed, de son côté, a la conscience tranquille envers ces deux-là : “j'ai tout fait pour qu'ils soient libérés. C'est déjà ça”.
Pourtant personne dans tout Doukkala ne peut oublier les femmes mortes assassinées. On en est encore à ruminer les histoires de telle prostituée le crâne fracassé avec une barre de fer, telle autre poignardée alors qu'elle était en train de préparer le pain ou encore celle qui a succombé à des coups à répétition par un type décidé à en découdre avec le destin, le sien et celui des autres. Mais pourquoi Mohamed a-t-il refroidi toutes ces femmes ? Des histoires d'amour inachevées qui le rendaient fou, malade, violent ? Des crises de jalousie de la part d'un habitué des bordels qui ne peut plus voir la fille qu'il aime, dont il est fou amoureux, offrir son corps à d'autres, jouer de ses sentiments, le narguer, attiser sa haine et sa colère ? Ou était-ce la folie d'un homme qui voyait les patronnes influencer les filles qu'il aimait et les pousser à lui tourner le dos ? Peut-être même que le tueur était un psychopathe patenté qui devait en vouloir au point de les achever et toutes celles qui le recevaient dans leurs lits ? Mohamed affiche aujourd'hui une mine grise passée à la couleur de la prison, cette pâleur qui rend les hommes blafards, le teint terne, éteint et les yeux secs. Il semble résigné, n'en veut à personne. Accepte en quelque sorte ce qui se passe, sa vie d'aujourd'hui. Mais comment s'arrange-t-il avec les cadavres des femmes ? Soutient-il leurs regards apeurés, coléreux et noirs ? Peut-il entendre leurs voix suppliantes, leurs sanglots, leurs cris de douleur ? Comment s'arrange-t-il la nuit tombée ? Quel pacte a-t-il concédé pour avoir un soupçon de calme de temps à autre. Nous sommes très loin du cas de figure du tueur en série qui prend un plaisir à zigouiller des gens et tournant le dos au crime comme d'autres se lavent le visage après un match de foot improvisé au derb. Non, Mohamed n'a rien d'un Hannibal Lector qui savoure son crime, aime le sang et se perfectionne de cadavre en cadavre. Il semble meurtri, pris à la gorge par les spectres du passé. Il regrette tout, sans le dire, il l'affirme à chaque phrase et se mêle les pinceaux parce qu'il sait qu'il n'a plus de prise sur la réalité. Ses crimes l'ont surpassé, l'ont dépassé, l'ont submergé. Son existence est tributaire de la leur, son rappel coule de ces moments où des corps ont touché le sol, inertes et exsangues. Dans sa cellule qu'il partage avec un autre condamné à mort, Mohamed tue le temps. Il le tue à coups de vent, à coups de rire, à coups de silence. Il essaye de vivre, de respirer malgré l'odeur du sang qui remplit ses narines et son œil gorgé de visions noires.
Il doit aussi se rappeler tous ces corps de femmes qu'il a possédées, qui étaient à lui, toutes ces filles qui lui répétaient sachant qu'il aimait cela, qu'il était le meilleur, le plus coriace, le plus beau. Il doit revivre dans le rêve les dizaines, les centaines de visages qui ont été l'image du bonheur d'un homme fou de femmes. Il ne peut pas oublier les balades dans la journée à la recherche de celle qui sera sa compagne d'une nuit et qui, le lendemain venu, ira grossir le tableau de chasse d'un tombeur pris à son propre piège. Mohamed sait que la route est longue et qu'il devra la faire seul, avec les démons du passé pour uniques compagnons de cellule. Il sait que le salut ne sera pas pour demain ni pour après demain, qu'il lui faudra expier, souffrir, toucher la mort du doigt et de l'œil avant de pouvoir regarder son image de l'intérieur sans tressaillir. Le pourra-t-il un jour, ce face-à-face avec ses propres horreurs ? Rien n'est moins certain, mais Mohamed tient le coup, pour le moment, en attendant ce que demain lui réserve.


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