Il s'agit ici d'une réalité dont on est généralement peu informé. Alors que l'on nous présente la rentrée scolaire comme un évènement presque festif, un moment qui rime pour les parents et les enfants avec cours, fournitures, nouvelles activités et retrouvailles avec les amis. Pour certains jeunes instituteurs, les réjouissances ne sont pas du même ordre. La particularité de ces jeunes c'est d'avoir été, juste à leur sortie de formation, affectés sans autre choix possible dans des zones défavorisées du rural profond.Alors qu'ils ne sont pour la plupart âgés que d'une vingtaine d'années, ils se retrouvent isolés, à plusieurs heures de trajet de leur famille dans des conditions de vie très précaires. Un décalage d'autant plus grand qu'il s'agit souvent de jeunes sans expérience, plutôt issus de milieux urbains, et encore pleins d'illusions sur les joies de l'enseignement. Ces étudiants habitués à un certain mode de vie se retrouvent du jour au lendemain après seulement deux ans d'une formation peu poussée, dans des conditions de vie déplorables. De plus, ils sont confrontés à une population parfois méfiante qui, contrairement aux idées reçues, ne les accueille pas toujours à bras ouverts. Les élèves auxquels ils enseignent se révèlent d'un niveau extrêmement bas. Ils ne sont pas motivés et peu assidus parce que leurs parents les réclament pour le travail. En outre, ces jeunes professeurs n'ont aucun moyen matériel pour faire leur travail : pas de fournitures scolaires, peu de livres, le moindre bout de craie est un bien précieux. Comment dans ces conditions enseigner correctement aux enfants qui en ont besoin? Ils sombrent alors dans le découragement, dégoûtés de leur métier, aigris, parfois en pleine dépression. Au point que certains basculent même dans la drogue recherchant l'oubli de leur déception et l'actuelle difficulté de leur vie. Surtout quand on sait qu'à cause du système de rémunération des fonctionnaires, et aussi à cause de certains problèmes administratifs, certains attendent leur salaire pendant 9 mois ! Il y a eu aussi des dysfonctionnements dans l'évaluation du nombre de postes nécessaires. À cause de cela, certains jeunes se sont retrouvés envoyés hors de leur circonscription, très loin de toutes leurs attaches et leurs repères habituels. Il est très difficile de changer son affectation à cause du “piston” et du système préférentiel. A ce propos, il existe même un lot de places réservées aux personnes “recommandées” c'est-à-dire qui bénéficient d'un appui particulier. Sur certaines villes très demandées, ce quota peut atteindre jusqu'à un tiers des places ! Pour pouvoir trouver un poste moins difficile et proche de chez soi, il existe toute une combine de cumul de points. Le choix de l'affectation et l'attribution des points se font selon les notes, l'ancienneté, la situation familiale. Les jeunes institutrices, par exemple, en viennent à user de stratagèmes vicieux et ont tout intérêt à se marier et à faire des enfants pour gagner ces points et avoir une petite chance de quitter enfin cet enfer. Une détresse peu prise en compte au moment où on lance de grands projets de développement et de nouvelles campagnes d'analphabétisation. On met en évidence les statistiques et les chiffres pour faire croire à un certain progrès. Mais on oublie complètement le sort des principaux acteurs de l'évolution de l'enseignement… Témoignage Enseigner à l'aventure Ras-el-Aïn. Ce nom ne vous dit rien ? C'est normal, il n'y a rien à voir et personne ne le connaît ! Seulement quelques paysans qui tentent d'y survivre et leurs enfants que le gouvernement cherche à éduquer... Leur institutrice, c'est Wafa , elle a 21 ans, c'est une jeune fille de Marrakech pleine de vie et pleine de passion mais peu optimiste quant à sa situation professionnelle, institutrice depuis un an à peine et tout de suite affectée dans ce petit village en milieu rural, elle nous décrit son expérience. «Je vais vous raconter comment se déroule ma vie là-bas. Tout d'abord quand je rejoins ma famille le week-end, il faut que je retourne au village par mes propres moyens le lundi matin. Je pars donc très tôt avec mes trois collègues en bus. Le transport est une véritable galère, c'est un vieux bus bondé qui transporte aussi bien les personnes que les moutons, surtout les jours de souk. Le voyage est très pénible voire dangereux. Une fois, j'étais assise juste à côté d'un immense baril de fioul, il fuyait et il aurait suffi d'une étincelle pour que tout explose. Ensuite, il nous faut encore faire trois kilomètres à pied sur une route non goudronnée. Le lundi donc après tout ce trajet, nous n'arrivons que vers une heure de l'après-midi. C'est l'heure de commencer les cours, donc nous n'avons même pas le temps de manger. Nous ne pouvons prendre notre repas qu'à 17h30 à la fin des cours ! Pour le logement, nous sommes logées à trois dans des préfabriqués car dans l'habitation précédente il y avait des fuites d'eau. Il n'y a aucune commodité, ni eau, ni électricité. Nous faisons nos besoins dans des bassines ou dehors comme les animaux. Le manque d'électricité est aussi un problème. Nous nous ennuyons le soir et nous aimerions bien lire par exemple. Mais avec des bougies de mauvaise qualité, ça nous faisait trop mal aux yeux. On commençait vraiment à être déprimées et l'on passait toutes les trois énormément de temps à dormir puisqu'il n'y avait que ça à faire. Alors on s'est cotisé pour avoir une radio-cassette à piles. Maintenant il y a depuis quelques temps une batterie et l'on peut parfois regarder la télé. Pour les courses et le ravitaillement, ce n'est pas non plus évident. Le marché le plus proche est à 7 km. On ne mange donc un peu de viande que deux jours par semaine. L'enseignement lui-même est difficile. À cause de la pauvreté, du manque de moyens ; pas de fournitures, de livres. Les enfants n'ont parfois qu'un stylo pour deux ! Ces enfants ont un niveau très bas et ce sont des classes mixtes, c'est-à-dire qu'on enseigne à plusieurs niveaux en même temps. Cela demande une grande disponibilité d'enseignants. L'analphabétisme est très présent. Les parents (surtout les femmes) veulent que leurs enfants aillent à l'école. Mais ils veulent en même temps qu'ils les aident au travail. Ils préfèrent souvent envoyer leurs garçons dans de grandes villes comme Casablanca ou Agadir pour qu'ils puissent se débrouiller et survivre ainsi. Il y a en même temps une certaine méfiance car mes collègues et moi sommes des femmes jeunes en plus. C'est assez mal vu et cela ne nous aide pas à être crédibles. Un exemple, la première fois, je suis venue avec ma mère pour qu'elle m'aide à m'installer. Quand elle est repartie, les gens croyaient que c'était elle l'institutrice! Ils voulaient qu'elle reste. Les familles du village ne nous invitent pas souvent et se tiennent à distance. Nous ne pouvons pas nous habiller comme à notre habitude. Il faut mettre des vêtements larges et se couvrir les cheveux. C'est une ambiance assez difficile à supporter surtout quand on n'y a pas été préparé. Notre formation est insuffisante : sur deux ans nous n'avons eu qu'une seule journée d'information sur l'enseignement en milieu rural. Et encore c'était une visite dans un village à peu près équipé. Nous avons été trompés et sommes maintenant totalement abandonnées à nous-mêmes. Notre contrat est de 4 ans dans cette région et de 8 ans avec l'Etat. Pour évoluer, il faut cumuler des points selon différents critères. Et puis il y a énormément de favoritisme. C'est pour cela que certaines jeunes institutrices se marient, juste pour échapper à leur condition. Je viens d'avoir un coup de téléphone d'une de mes collègues qui m'invite à ses noces. Moi je la connais bien. Je sais qu'elle fait ça plus par obligation que par goût. Ça me laisse perplexe, mais quel choix avons-nous vraiment ?» Les garçons aussi… Les jeunes instituteurs qui rencontrent les mêmes aléas se sentent aussi lésés car leur condition est aussi déplorable voire pire que celle des filles. À qualités égales, ils sont moins avantagés par le système de rémunération. Les filles ont dès le départ des points en plus et des possibilités plus rapides d'évolution. En plus, elles sont généralement dans la mesure du possible, préservées. Les endroits les plus reculés et les plus difficiles sont donc dévolus à ces jeunes hommes qui se retrouvent tout aussi déstabilisés et sans aide. D'autre part, les parents d'élèves ne leur font pas spécialement confiance malgré leur dévouement. L'un de ces jeunes nous raconte que certains parents avaient refusé d'envoyer leurs enfants dans sa classe car, étant un jeune homme célibataire et venant de la grande ville, il allait “ pervertir et droguer leurs enfants ”. Ce même jeune instituteur a porté sur son dos durant plusieurs kilomètres une de ses élèves qui avait perdu connaissance pour l'amener se faire soigner au dispensaire le plus proche. Les parents l'ont à peine remercié et les gens du village sur son passage, au lieu de l'aider, lui criaient de la laisser, qu'il était fou et que ce n'était pas la peine de se donner tout ce mal seulement pour une enfant. Des mentalités rudes et une conception de la vie qui peut marquer durablement même les personnes les plus résistantes, même ces jeunes hommes motivés à l'aube de leur vie professionnelle.