Le mouvement Attawhid Wal Islah constitue-t-il une expérience pilote dans le cadre de l'unification de l'action islamiste ou est-ce l'exception qui confirme la règle de la pluralité organisationnelle ? Est-ce un exemple ou un cas spécifique? Pour répondre à ces questions, il est utile d'analyser les composantes de ce mouvement et la nature de leur union. 1- Les composantes Le mouvement d'Attawhid Wal Islah (unité et réforme) est la résultante de l'union entre Al Islah wa Attajdid ( réforme et renouveau) et la rabita Al Moustaqbal Al Islami (Ligue de l'avenir islamique). Al Islah wa Attajdid Al Islah wa Attajdid ou Jamïyat Al Jamaâ Al Islamiya est née dans les conditions des remous organisationnels que la Chabiba Islamiya devait connaître à la fin des années soixante-dix et surtout après la condamnation d'Abdelkrim Moutiï à la peine capitale par contumace. Ce dernier dut publier en 1981 une revue appelée "Al Moujahid" qui s'est illustrée par ses propos très sévères à l'égard du pouvoir. Et en effet, c'est le lancement de cette publication qui a provoqué la grogne au sein de la Chabiba islamiya. Un groupe dissident devait se constituer autour d'Abdelilah Benkirane et déboucha sur la création de Al Jamaâ al Islamiya. Depuis cette scission, les groupes tergiversaient entre l'action légale et l'action clandestine. Abdelilah Benkirane et le groupe de Rabat durent trancher en 1983 en présentant le dossier de constitution de son association aux autorités. Mais en 1984, le pouvoir devait mener une large campagne d'arrestations qui a conduit en prison 18 membres de la section de Meknès. Cette vague de répression a poussé en 1985 les autres sections à opter pour l'action légale. Ainsi, Saâd Eddine Othmani et le groupe de Casablanca ont déposé leur dossier aux autorités en octobre 1986. L'approche faite par le groupe dissident a démontré la volonté de ses membres de nouer le contact avec le pouvoir. Ainsi, les leaders de l'association ont présenté un mémorandum au cabinet royal en date du 29 novembre 1985, envoyé une lettre au ministre de l'Intérieur en date du 17 mars 1986 et un autre message au Souverain en date du 12 octobre 1987. Ainsi et dans l'espoir de retrouver la légalité Al Jamaâ Al Islamiya dut changer d'appellation pour devenir mouvement Al Islah wa Attajdid. Les initiateurs de cette démarche ont expliqué ce changement par la nécessité de couper court à la confusion produite par l'ancienne appellation qui induit une monopolisation de l'Islam et l'exclusion des autres composantes. Ainsi, l'association ne se présente pas comme tuteur de l'Islam ou le seul porte-parole de l'islamisme. "Les principes de l'interaction, de la participation et de la coopération avec tous les intervenants sociaux et politiques ont pour finalité d'élever le niveau d'attachement à l'Islam et son application dans toutes les facettes de la vie personnelle ou collective et ce pour défendre les intérêts suprêmes de la nation…l'essence même de notre action est de corriger les conditions de la Oumma et de renouveler l'approche tant au niveau de la foi et de la pensée qu'au niveau du comportement et de la réalité" pouvait-on lire dans le journal du mouvement "Arraya" (l'étendard) en date du 10 février 1992. Lors d'une assemblée générale tenue en juillet 1994, l'association ne s'est pas limitée au changement d'appellation. Elle a également changé de président puisque Abdelilah Benkirane devait céder ce poste à Mohamed Yatime. Mais en 1996, Al Islah wa Attajdid devait se saborder au profit de l'union avec l'autre composante islamiste qu'est la Rabita d'al Moustaqbal Al Islami. Rabita Al Moustaqbal Al Islami ( Ligue de l'avenir islamique) Cette deuxième composante d'Attawhid wal Islah est née en avril 1994 suite à l'union de trois associations islamistes qui sont: L'association de la Daâwa Islamiya (prédication islamique) qui a été créée en 1976 à Fès par le Dr Abdeslam Al Harras et qui avait pour mission d'aiguiser la conscience sur la nécessité de débarrasser la société de toutes les expressions de la dépravation. Elle s'activait essentiellement dans les secteurs de l'éducation et de la culture. L'association islamique de Ksar El Kébir qui était dirigée par Ahmed Raïssouni depuis 1976 et qui partageait avec la précédente association l'essentiel des objectifs. L'association Achourouq Al Islamiya (l'aube islamique) qui fut créée en 1986 par certains ex-membres de la Chabiba Islamiya rompus à l'action culturelle. Ces trois associations avaient pour dénominateur commun l'action islamique dans le secteur culturel. En s'éloignant de l'action islamiste politique et en se consacrant à l'action culturelle, ces trois associations avaient pu préparer facilement le processus de leur intégration. Ainsi, le 4 avril 1994, elles se sont réunies pour créer la Rabita d'Al Moustaqbal Al Islami. Cependant, cette tendance de l'islamisme culturel peut être analysée sous deux angles: la Rabita a été constituée à l'initiative de personnalités connues dans le domaine associatif, dont certaines se sont illustrées par leur apport à la pensée et aux débats journalistiques. Leur expérience a été caractérisée par la modération des positions et par leur appel à acquérir les hauts degrés de formation dans le domaine de la théologie pour que l'action soit empreinte de l'approche scientifique. Le deuxième angle se situe au niveau des objectifs majeurs de la Rabita. En effet, ceux-ci sont au nombre de six: 1- Consolider les liens historiques de la société marocaine et en premier lieu son appartenance à l'Islam et à sa civilisation. Ces liens ont de tout temps constitué des facteurs d'union et de solidarité entre les différentes composantes de la société marocaine et toutes les régions du pays et se présentent comme un élément déterminant de sa renaissance. 2- S'activer sur la voie de l'instauration d'une atmosphère de compréhension, de coopération et de dialogue entre les différentes composantes de la société pour permettre de consolider son unité tout en s'attachant au droit à la différence et au pluralisme des visions et des interprétations, mais tout en affichant la vigilance requise puisque le pluralisme et la différence peuvent être des facteurs de désunion et de conflits qui, en l'absence d'un respect mutuel, constituent un danger dans ce sens qu'ils peuvent altérer les énergies de la nation et porter atteinte à son élan de progrès. 3- S'attacher à vulgariser l'esprit susceptible de contribuer à la renaissance de la nation et de sa civilisation en mettant en avant d'abord et avant tout les aspects de notre identité et de notre foi en la justesse du message de la civilisation musulmane, dont le Maroc constitue un pilier, et en développant la formation et l'éducation équilibrée et ouverte. 4- Agir sur les facteurs qui ont provoqué le déclin de notre société notamment l'analphabétisme, l'individualisme, le nihilisme, l'égoïsme, le manque d'initiatives, l'aliénation culturelle et le désespoir. 5- Répandre les valeurs authentiques et contribuer à leur enracinement dans les comportements individuels et collectifs tout en soulignant que les réformes politiques, économiques et sociales ne peuvent apporter, à elles seules, les solutions que la société est en droit d'attendre. Ces réformes doivent être accompagnées de dispositions répandant la vertu dans la société pour qu'elle se débarrasse de toutes les expressions de la dégradation des mœurs. 6- Contribuer à élaborer des approches susceptibles d'apporter des solutions conformes à nos valeurs et traditions. Mais ceci ne veut nullement dire qu'il faille se recroqueviller sur soi. Les solutions doivent être puisées dans l'Islam qui est notre référentiel majeur et doivent être conformes à notre patrimoine avant de rechercher à adopter des solutions extérieures utiles. Donc, pour justifier l'absence de l'approche politique au sein de la Rabita, Ahmed Raïssouni dit: "nous n'adoptons pas l'action politique dans sa vision restreinte et usitée. Nous n'avons pas de soucis politiques immédiats et restreints, car la question que nous défendons est beaucoup plus profonde qu'une simple réforme politique. Nous sommes concernés par tout ce qu'ont apporté les messages divins et avons le souci du bien-être des individus et de l'humanité entière. C'est dans ce cadre que nous agissons, c'est-à-dire dans un cadre civilisationnel global". Ces objectifs ont donc conditionné la naissance de la Rabita le 4 avril 1994 dont le bureau a été composé de: • Ahmed Raïssouni, professeur à la faculté des lettres et des sciences humaines de l'université Mohammed V de Rabat (section des études islamiques). • Ahmed Ammari, professeur à la faculté des lettres de l'université de Fès et secrétaire général de l'association Jamaât Addaâwa Al Islamiya ( Prédication islamique). • Abdennasser Tijani, professeur du secondaire à Ksar El Kébir et secrétaire général de l'association islamique. • Lamfadel El Ghalwati, professeur du secondaire à Fès et président-adjoint de l'association de la prédication islamique. • Mohamed El Habib Tejkani, professeur à la faculté de théologie de l'université de Tétouan et président de l'association Al Ihsane wa Attawïya (Bienfaisance et conscience) et membre de l'association marocaine d'études pour l'économie islamique. • Hassan Amrani, professeur à la faculté des lettres de l'université d'Oujda et président de l'association Annibras (la boussole), directeur de la revue Al Mouchkat, membre de l'union des écrivains marocains et membre du bureau de la ligue mondiale de la littérature islamique. • Mohammed Rouki, professeur à la faculté des lettres de l'université Mohammed V de Rabat et lauréat de l'université Karaouiyne. • Abdeslam Bellaji, membre de l'Association d'études pour l'économie islamique. • Anis Guédira, professeur à la faculté des lettres de l'université Mohammed V. • Faid Ansari, professeur à la faculté de lettres de l'université de Meknès. • Redouane Benchekroun, professeur à la faculté de lettres de l'université de Casablanca. Par conséquent, la Rabita ne peut être considérée comme un réel mouvement islamiste dans le sens conventionnel du terme. C'était plutôt un forum d'intellectuels à référentiel islamique qui n'a pas de bases populaires. En 1996, la Rabita s'associe au mouvement Al Islah wa Attajdid pour former le mouvement Al Attawhid wal Islah. 2- La nature de l'union Le 31 août 1996, le mouvement Attawhid wal Islah publia un communiqué qui dit : "répondant à l'appel divin" Wa Iîtassimou Bi Habli Lah Jamiân wa La Tafarrakou "(Soyez solidaires sur la voie de Dieu et ne vous divisez pas) et considérant l'importance de l'union et son utilité, notamment dans le domaine de l'action valeureuse et pour les nobles objectifs, les deux parties: Al Islah wa Attajdid et Rabita Al Moustaqbal al Islami, ont décidé, par le biais de leurs directions respectives, à s'unir au sein d'une seule organisation appelée mouvement Attawhid wal Islah. Cette nouvelle organisation considère que l'union est un acquis considérable pour le peuple marocain et pour le pays et confirme que son objectif demeure la contribution à la consolidation de la religion et l'ouverture des perspectives de la coopération sur la base de la foi, prières et comportements, afin de rendre service à la nation et réformer la société conformément aux valeurs de l'Islam et de sa Chariaâ. De même que le mouvement Attawhid wal Islah souligne que pour atteindre cet objectif, l'association adopte la démarche de la sagesse, du conseil et de la modération tout en prônant la coopération et la compréhension avec tous ceux qui veulent servir la nation et son progrès dans le cadre de la légitimité constitutionnelle et légale de notre pays". Ainsi, Attawhid wal Islah a tenu son assemblée générale qui a élu un bureau exécutif composé de Ahmed Raïssouni, comme président, Abdallah Baha, premier vice-président, Ahmed Ammari, deuxième vice-président, Abdelilah Benkirane, Abdennasser Tijani, Mohamed Amnas, Mohammed Azeddine Taoufik, Lamine Boukhabza, Abderrazzak Mouroury, Mohammed El Hamdaoui, Mohammed Yatime, Ahmed El Mechtali et Saâd Eddine Othmani. Cette création devait cependant poser quelques interrogations inhérentes à l'appellation, aux raisons de l'union et aux fondements de cette union. A propos de la première interrogation, Ahmed Raïssouni dit: "le critère principal sur lequel nous nous sommes basés pour choisir l'appellation est celui qui devait exprimer le plus les objectifs du mouvement. L'objectif de l'union selon les préceptes divins est de sceller l'unité des Musulmans comme nous l'avions fait par notre intégration ou par une unité approximative ou intime. Toutes ces formes et tous ces niveaux d'union sont à l'ordre du jour. L'autre objectif qui est Al Islah signifie que nous voulons agir pour réformer et pour corriger les dérapages soit selon les dispositions de la Chariaâ, soit selon les intérêts publiques ou suprêmes de notre société". A propos de la deuxième interrogation, Ahmed Raïssouni ajoute: "la principale raison de l'union réside dans la motivation légale, ni plus ni moins (la chariâa appelle à l'union). Tout le monde abordait cette question considérant que l'union est un devoir légal (Wajib Charïi). L'union est une des évidences de la fraternité et de l'unité des Musulmans ainsi qu'elle constitue le principal objectif. Cette union ne s'est pas faite pour des considérations liées aux échéances électorales, dans des conditions d'extrême urgence. Elle n'est pas, non plus, inspirée de l'extérieur". A propos de la troisième interrogation, le président d'Attawhid wal Islah explique: "nous avions atteint un consensus autour de certaines méthodologies, lequel nous a conduit sereinement à dépasser les divergences et à regarder l'avenir avec plus d'optimisme. Ce consensus s'est fait tout naturellement en prenant en considération la priorité qui réside dans l'intérêt de l'Islam et l'intérêt de l'action islamique qui sont au-dessus du lot. C'est-à-dire au-dessus de toutes les autres considérations politiques ou interprétations personnelles. Nous avons convenu du fait que celui qui appelle à la Daâwa est au-dessus de tous. Tout ce qui ne sert pas les intérêts de l'Islam peut être sacrifié voire dépassé. Nous avions convenu également que le débat peut être ouvert sur tous les sujets sauf sur les constantes claires de la religion. L'Ijtihad et les interprétations sont sujets de dialogue. Nous avions aussi choisi d'élire nos leaders et de mettre en avant le cadre institutionnel de manière claire et nette. Donc, nous sommes tenus par les dispositions de la Choura et toutes les décisions sont prises par la majorité si l'unanimité ne peut être atteinte". Quelle est donc la nature de cette union, sachant que pour ce faire il faut trancher sur l'approche et sur les aspects organisationnels? Attawhid wal Islah a-t-elle vraiment tranché sur ces deux questions? Mohammed Azeddine Taoufik, membre du bureau exécutif estime que: "sur le plan des approches, le consensus devait prendre beaucoup de temps, ce qui allait retarder l'union et tout le processus. Le dialogue a conduit à adopter le principe de l'union, d'abord, tout en approfondissant, par la suite, la réflexion sur les questions théoriques. A propos de la deuxième question, le président du mouvement a estimé que du moment qu'il y a consensus sur des règles et des principes, les questions organisationnelles pouvaient être réglées ultérieurement". Mais il apparaît évident que quatre points de discorde continuent d'entraver l'union complète prônée par Attawhid wal Islah : • Des divergences claires demeurent persistantes dans les approches des composantes du mouvement. • L'hégémonie de la méthode consensuelle qui suppose de longues négociations entre les membres des instances dirigeantes. • Le caractère hétéroclite de la Rabita Al Moustaqbal Al Islami composée essentiellement d'une multitude d'associations à audience limitée. • Les divergences d'approche sur l'appartenance aux deux composantes. Pour Raïssouni, la Rabita a fixé comme priorité l'action culturelle, éducative et scientifique. C'est donc une association culturelle islamique, alors que Al Islah wa Attajdid est considérée comme une structure de l'activisme islamiste. Prenant en considération ces entraves, le mouvement s'est fixé un délai pour résoudre les questions posées. Ainsi, en 1998, l'assemblée générale a réélu Ahmed Raïssouni comme président et décidé l'intégration au mouvement du journal Arraya (l'étendard) et le journal Assahwa (L'éveil) dans un seul et même projet journalistique qui est le journal Attajdid. Toutefois, et malgré toutes les initiatives, la question demeure posée quant à l'union intégrée du mouvement.