Faire de la politique pour gagner des élections est une chose, en faire en vue d'influer sur la dynamique d'évolution d'une société en est une autre. Or, si de nos jours, les politiques ont la possibilité d'engranger des voix, ils n'arrivent pas, par contre, à imprimer leurs marques, lorsqu'ils en ont, sur le mouvement social. La forte abstention des dernières élections est un indice non seulement de la désaffection des électeurs mais, plus significatif encore, de l'impuissance où sont les partis politiques de lire le changement social, de s'adapter aux nouvelles structures et aux nouvelles représentations. Ce n'est pas une désaffection du politique mais des hommes politiques et des structures surannées qu'ils patronnent. Il s'agit d'une prise de conscience populaire, éminemment politique et moderne, de la vacuité du discours partisan en place. C'est que les larges couches de la population ne sont pas dupes des enjeux sans envergure historique des élites en question. Le rôle de l'argent dans les élections, n'est pas uniquement un indice de la place qui revient à la corruption et au poids de la pauvreté, il est aussi une marque du peu de considération où la population tient ses élus, ces derniers n'entrevoyant de démarche de persuasion que fondée sur le soudoiement et le clientélisme. Son usage accru trouve aussi des explications dans les changements intervenus dans le tissu social. La distance n'a cessé en effet de se creuser entre la société et les partis politiques. La population est consciente de l'impuissance des élites dirigeantes peuplant l'enceinte du Parlement, et n'envisageant plus, même verbalement, l'éventualité de ruptures radicales pourtant urgentes. Notre société a changé, la jeunesse en représente une part majoritaire, c'est une évidence statistique, une jeunesse qui, quels que soient son niveau d'instruction et son origine, n'en est pas moins ouverte sur le monde et lucide quant à la nécessité d'un changement profond. Et pourtant ce sont les méthodes traditionnelles d'approche des populations qui sont toujours d'usage, ce sont les réseaux de notables qui sont l'objet des guéguerres entre formations politiques pour faire le plein des voix. Or, ces réseaux changent de nature dans la mesure où ils ne correspondent plus aux nouvelles structures de sociabilité qui échappent peu à peu à leur emprise. Le clientélisme tribal a fait long feu, et les allégeances se monnaient autrement dans une société où les solidarités anciennes se perdent. C'est dans cette évolution que l'argent permet de créer une illusion de puissance et de contrôle en achetant ce qui peut être acheté par divers biais. Nous sommes en présence d'un phénomène de sous-traitance où le parti ne prend plus le soin d'œuvrer directement au sein du corps social, mais de recruter à tour de bras des faiseurs providentiels de voix qui deviennent des relais se rangeant du côté du plus disant. En recourant à leurs services, le parti minimise ainsi le coût de l'investissement politique des masses populaires. C'est qu'investir l'espace social, à proprement parler, n'est pas une mince affaire à vrai dire. Cela suppose d'abord pour une formation d'en être le produit, en termes plus clairs, de sortir de ses entrailles. Une vision à long terme est, le cas échéant, la seule envisageable, ce qui exclut d'avoir pour seul repère l'horizon étroitement borné du calendrier électoral. Cela suppose aussi un travail organisationnel de fond pour la mise en place de structures partisanes militantes portées par la vague fondant la légitimité du mouvement en formation. Le recours à des réseaux des notabilités dont le capital politique est de plus en plus le fruit d'une accumulation primitive plus que douteuse, est aux antipodes d'une démarche se proclamant du changement. Car le vrai code social induit par les mouvements de fonds de la société, ne peut, en aucun cas, être aux mains de tels réseaux. Ceux-ci ne peuvent se prévaloir d'un contrôle social dans la mesure où leur rapport aux groupes sociaux dont ils se revendiquent est biaisé par les intérêts divers, que l'évolution peut remettre rapidement en cause. Demain, en effet, si les contradictions sociales atteignent un niveau intolérable au point que la violence devient la seule option, on prendra conscience du peu de poids que possèdent de tels réseaux et d'autres solutions seront adoptées qui consacreront alors ouvertement une rupture dramatique avec la population. Cette situation trouve son explication dans les tendances de fond de notre société. L'absence de perspectives économiques est suffisamment connue pour qu'on en fasse un deus ex machina. Mais surtout, et encore, la faillite de notre système d'éducation sur lequel règne aujourd'hui un silence de mort après le peu d'agitation rituelle dont il fait l'objet, en est un des déterminants majeurs. L'absence d'une élite aguerrie, née de ce substrat social même, convaincue de progrès et de sacrifices en est une des conséquences. Le non-renouvellement des élites dirigeantes dans les partis politiques ne provient pas seulement de la résistance des notables en place mais aussi de l'absence de prétendants modernistes capables de porter un discours véritable sur la scène et de le défendre. Le cas des partis de gauche qui étaient jusque-là l'espoir d'une alternative crédible, est à ce titre poignant, quand on les voit ressusciter pratiquement les morts quand le pays a plus que jamais besoin de jeunesse et de vitalité. Le contrôle des organes représentatifs, au niveau local et national, ne doit pas être un objectif en soi et en tout cas, il ne donne pas accès à un réel contrôle social. C'est une illusion que de croire en tirer quelque chose pour notre avenir. On peut ergoter au Parlement tant qu'on veut, la logique sociale n'en poursuivra pas moins inébranlablement son chemin si l'on s'obstine à ne pas la prendre en compte. C'est de la dynamique dont il convient de se saisir, c'est elle qu'il s'agit urgemment d'impulser. Or les ressorts aujourd'hui sont à plat. On ne peut guère faire de promesses sociales sérieuses sans risquer d'être démenti par une réalité à la tête dure. Aujourd'hui, face aux limites de l'économique, c'est l'idéologie qui revient au centre de notre société en vue de mobiliser ses secteurs virtuellement porteurs. Seule la culture au sens large, dont l'éducation est un élément mobilisateur central, peut en fournir les clés. Les islamistes l'ont compris et ils sont bien les seuls à entreprendre dans cette perspective avec l'orientation qui est la leur. Ils sont bien les seuls à en tirer une légitimité qu'on peut difficilement contester même si leur projet n'est pas plus fourni que les autres. Mais c'est de démarche, des codes de communication en vigueur et de créneaux qu'il est question. C'est pour cette raison qu'on ne peut pas lutter contre eux en gagnant les élections par la maîtrise des réseaux des notables, car cela ne remet pas en question les tendances opérant à leur profit dans la société. On peut le faire par contre sur la base d'un projet de société clair, lucide, cohérent et courageux, dont l'objectif premier est de remettre sur pied les fondements de notre société et de notre dignité dont la condition première est le système d'enseignement. Le propre d'un tel projet, est d'avoir contre lui tous les barons dominant de nos jours la scène politique parce qu'il signe leur arrêt de mort. Son talon d'Achille est l'absence d'une élite qui serait prête à prendre un risque historique tout en étant en phase avec une population qui reste à convaincre de la difficulté du chemin à parcourir. On serait cependant étonné de l'adhésion de cette population le cas échéant. Mais il s'agit là d'une œuvre de longue haleine qui ne fait pas de la conquête des bancs du Parlement une fin en soi. ■