Ce ne sont plus les amoureux du cinéma qui fréquentent les salles obscures et obsolètes du centre ville, mais les amoureux tout court. En attendant la fin du film et celle de ces vestiges que sont les vieux cinés casablancais. Déjà dans les années 40, le cliché le plus célèbre de Doisneau, photographe de référence de la France d'après guerre, immortalise deux jeunes gens qui s'embrassent en plein Paris. Et une chanson de Georges Brassens parle «des amoureux qui se bécottent (s'embrassent) sur les bancs publics». En Europe en effet, il n'est pas rare de voir des couples s'enlacer n'importe où, à la vue de tous, et aller assez loin parfois dans les jeux de langues et de mains... Au Maroc, bien entendu, pas question de voir ce genre de scènes, c'est interdit -islam oblige- et ce n'est pas plus mal, car il faut bien dire que ces exhibitions publiques révèlent un manque de pudeur et de respect envers autrui. Les relations intimes, même les plus anodines, restent du domaine de la vie privée et n'ont pas à être données en spectacle. Le problème dans ce pays, c'est que tout le monde n'a pas un lieu adéquat (une garçonnière, par exemple ) où cacher ses ébats amoureux. La voiture dans des endroits discrets reste une option pour ceux qui en ont une, mais il y a toujours le risque de se faire surprendre par une patrouille de police.... Et comme dans les hôtels on exige la preuve que le couple est bien marié, alors où celui-ci peut-il aller si le désir est trop pressant et l'envie d'un attouchement irrésistible ? Des pratiques libidineuses Et bien en attendant d'être en règle avec Dieu et les hommes, les amoureux, surtout ceux dont les moyens ne leur permettent pas d'autres évasions, optent pour un endroit qui semble bien inoffensif: le cinéma. Ces vieux cinémas qui eurent autrefois leurs heures de gloire et survivent maintenant au temps et au délabrement. C'est là, dans les salles obscures de ces cinés d'antan, que des couples viennent «s'aimer»... Dans les grandes villes surtout, et à Casa notamment, où il suffit de venir de quartiers périphériques pour que personne ne vous connaisse dans le centre ville. Et voilà pourquoi des cinémas moribonds ne meurent pas encore tout à fait, tenus sous perfusion grâce en partie à cette clientèle qui se moque du film projeté. Généralement, d'increvables copies à la pellicule usée, tachée, quand ce ne sont pas les coupures soudaines d'images ou les raccords incompréhensifs entre deux scènes sans suite logique... Mais qu'importe ce qui se passe sur l'écran pour les amoureux de l'ombre, si la véritable histoire de cette séance romantique, c'est la leur, et qu'ils ont tout contre eux, dans la pénombre complice, celui ou celle qui partage leurs émois.... Et c'est ainsi qu'on peut voir éparpillés à travers ces salles obscures, des petits îlots de deux têtes, qui, souvent, ne font plus qu'une et imaginer des froissements de tissus et des contacts à fleur de peau... Certains de ces couples, paraît-il, vont assez loin dans ces relations où chacun s'isole dans des recoins propices et aucun d'eux ne s'occupe de ce que font les autres. On raconte aussi que des prostituées entraîneraient leurs clients dans certaines de ces salles pour des pratiques libidineuses tarifées. Possible. Mais comment condamner cette tolérance des cinémas qui n'ont plus d'autres façons de subsister ? Face à la concurrence implacable des nouveaux complexes à plusieurs salles qui affichent des programmes variés dans un confort parfait, face aussi à la consommation massive dans ce pays de DVD (pirates ou pas) et à la télévision par satellites qui diffusent des films en abondance, on se demande encore la raison d'être de ces vieux cinés obsolètes. Pour beaucoup d'ailleurs, le rideau s'est baissé à jamais et les autres, sont condamnés à l'abandon et à la démolition. Ils attendent juste de savoir ce qui va être décidé une fois enfin approuvés et mis en oeuvre, les projets de restructuration du centre ville casablancais. Le plus probable, c'est qu'ils seront rasés pour faire place à des immeubles de rapport. A moins que des suggestions plus créatives soient envisagées, car certains de ces cinémas méritent de par leur esthétique, et leur histoire, un meilleur sort. ■