Le médecin-chef de Tétouan vient de faire éclater un gros scandale. La relation entre la santé et la justice est à remettre à plat. Un procureur qui demande avec insistance, puis exige, d'un hôpital psychiatrique l'admission d'un détenu, ce n'est pas une exception. Le cas de Tétouan, surmédiatisé, ne l'est que parce que le détenu en question est un baron de la drogue et que derrière tout ce qui touche à la drogue, il y a toujours suspicion de circulation d'argent, de corruption. S'agissant d'une enquête en cours, il n'est pas question ici d'incriminer l'une des parties, ni de se substituer à la police judiciaire. Par contre cet épisode est un prétexte salutaire pour jeter un éclairage sur la relation entre la justice et la santé. Ces rapports sont complexes, servent rarement en réalité la manifestation de la vérité et encore moins la santé des assujettis. Commençons par les cas les plus graves, ceux dits des médico-légaux. Il n'y a qu'au Maroc qu'on y mélange à la fois des gens condamnés à une peine et d'autres jugés irresponsables. A Berrechid, ils étaient parqués par dizaines, dans des conditions inhumaines, avant de les répartir dans tout le Maroc après triage, il y a une dizaine d'années. De qui s'agit-il ? De détenus ayant été jugés irresponsables d'abord. Sont envoyés par le procureur à l'hôpital et qui doivent y rester, jusqu'à ce que les médecins estiment que leur situation se soit stabilisée. Dès lors l'hôpital doit entamer une procédure auprès du procureur, qui doit ordonner une contre-expertise. Cela n'est jamais fait, parce que le procureur ne réagit pas. Ainsi un individu qui agresse un autre peut écoper d'une peine de deux ans, s'il est jugé irresponsable, il peut croupir dans une prison hôpital pendant dix, douze, quinze ans, jusqu'à ce qu'un médecin prenne son affaire à cœur et fasse le pied de grue devant la justice. Même s'il l'estime totalement rétabli, ou juste stabilisé et donc capable de vivre en famille, il n'a pas le droit de le relâcher de lui-même. Et encore faut-il qu'ensuite les proches acceptent de reprendre l'individu, ce qui n'est souvent pas le cas, ce qui signifie rechute et retour à l'hôpital. Tous les psychiatres dénoncent ce drame qui, au-delà du dysfonctionnement certain de la justice et de ses rouages, provient du fait que la fin de la conception asilaire de la psychiatrie, universelle depuis les années 70, n'a pas été prise en considération par le législateur. Les seuls « malades chroniquement hospitalisés » sont les médico-légaux. La loi n'a pas suivi le développement de la science. Déontologie absente Le pire c'est quand le détenu s'est mis dans cette situation lui-même pour échapper à la justice, ce qui a été le cas parfois. L'expertise psychiatrique et la contre-expertise n'ont pas toujours été fiables. Certains médecins étant complaisants avec le patient, obligent leur confrère, par solidarité de corps, à suivre leurs conclusions. C'est ainsi que nous avons vécu récemment des affaires sur la voie publique mettant en scène le fils de tel ou la fille d'untel, soldées par un certificat médical qui leur évite la prison. Dans tous ces cas, les individus en question sont toujours en boîte chaque samedi et ne subissent aucun suivi médical. Justice et santé sont alors complices pour détourner la loi, priver des citoyens de leur droit à réparation et accorder à d'autres le privilège de blesser ou tuer autrui sans sanction pénale. Cette soustraction des puissants à la règle du droit par le biais de la santé est intolérable pour tout démocrate, y compris les juges et médecins, et il y en a. Mais si la justice instrumentalise parfois la santé, c'est que le corps des médecins s'octroie un privilège d'impunité certain. Il n'y a que de très rares cas où les médecins, coupables de faute professionnelle grave, ont été condamnés. Dans 99 % des cas, l'ordre des médecins absout le praticien concerné, même quand celui-ci a ôté la vie à son patient, et que l'erreur est évidente. Cet esprit de corps a un prix: la fin de la déontologie. C'est ce qui fait qu'aujourd'hui, un médecin-chef qui refuse d'être instrumentalisé par la justice, en est réduit à démissionner face aux pressions. L'absence de déontologie se fait aussi sentir dans la délivrance de certificat d'incapacité temporaire, que ce soit dans les histoires de bagarres ou dans les affaires d'accident. Ainsi, après une altercation entre deux jeunes, il est coutume de les voir arriver, sur leurs deux jambes, au commissariat, muni chacun d'un certificat de plus d'un mois d'incapacité. Le résultat est souvent ruineux pour les deux familles. La loi doit être changée, en particulier en ce qui concerne la psychiatrie, elle doit prendre en considération le nouveau contexte de la pratique de la santé mentale. L'expertise doit être revue dans le sens d'une responsabilisation de celui qui la pratique, le tout dans le respect du métier du médecin. Celui-ci ne peut en aucun cas être considéré comme un auxiliaire de justice. Ces nouveaux rapports exigent plus : la fin de la corruption dans les deux corps. Il ne faut pas se voiler la face, aux problèmes nés du déphasage du cadre légal avec la pratique, s'ajoute l'instrumentalisation des faibles parce que des gens corruptibles sévissent dans les deux professions. Cela ne signifie en aucun cas qu'une nouvelle codification soit inutile. Elle pourrait, en multipliant les contrôles, en donnant le droit aux justiciables d'invoquer des expertises contradictoires et de nommer eux-mêmes leurs experts, surtout en refusant l'expertise de tout praticien dont les conclusions ont été récusées un certain nombre de fois, limiter la casse. La situation actuelle ne fait honneur ni aux deux institutions, ni au pays et nuit à la construction de l'Etat de droit. ■