Le Sud dispose -enfin !- de sa presse propre au sein de l'Europe. Cette percée n'est due aux groupes de presse du pays d'origine, mais à des intellectuels immigrés ou issus de l'immigration. La France semble s'accommoder de cette déferlante éditoriale spectaculaire. Enquête. Le temps où les « Ce que je crois» de Béchir Ben Yahmed, patron de «Jeune Afrique», pouvaient faire monter l'adrénaline des chefs d'Etats africains du nord, du sud et de l'ouest semble bel et bien révolu. En effet, une flopée de magazines voués à l'Afrique noire et au Maghreb est arrivée sur les kiosques de l'Hexagone comme un ouragan. Des tours de table innovants ont été mis en place par des lauréats des écoles de journalisme, des intellectuels, des universitaires et même des militants désillusionnés. Algériens, Marocains, Tunisiens, Sénégalais et autres Ivoiriens se sont lancés dans la galaxie des s.a.r.l vouées à la chose éditoriale, particulièrement au secteur du mag. «A l'heure où le coût d'une charte graphique a été ramené à une fourchette digne de l'informatique domestique, il était devenu possible d'adjoindre à l'outil technologique la motivation de tous ceux qui viennent de l'immigration et qui ne se retrouvent pas dans la presse du pays d'origine », affirme Amine Sâad, le directeur de Bled Mag. Des partenariats astucieux se sont alors déclarés et une fournée impressionnante de Français de souche, aguerris au business publicitaire et au marketing, y ont trouvé un créneau porteur. D'autant qu'un lectorat sociologiquement visible existe bel et bien. «En réalité, on a trouvé dans cette presse naissante un ton inédit, une façon originale de happer l'actu et, surtout, un autre sens du monde. J'y apprends tous les jours la déconnexion du «prêt à penser», affirme Jacques Clément, collaborateur du magazine «Natalana». En fait, pour paraphraser Voltaire, si cette presse « n'existait pas, il aurait fallu la créer ». «Notre voix n'est pas la bienvenue» D'autant qu'en France existent des aides substantielles qui soutiennent directement ou indirectement la presse francophone. «A cela, il faut ajouter le fait que la presse de nos pays est soit mal diffusée soit pas diffusée du tout en Europe», signale Ahmed Toumlat, directeur du magazine algérien «Nass Bladi». Et ce n'est point Mohamed Abderrahmane Berrada, PDG de Sapress qui peut contredire cette réalité : «Il existe un véritable lobby qui bloque la diffusion de la presse marocaine en France. Au-delà de l'enjeu financier – au Maroc, nous payons en devises fortes des centaines de millions par an nos importations en presse française – il y a un enjeu politique. Notre voix n'est pas la bienvenue pour les tenants de la diffusion institutionnelle française. Ils veulent des consommateurs et n'ont que faire de producteurs de sens », affirme-t-il. «Tous les coups bas sont bons pour empêcher la diffusion de la presse marocaine en France », conclut-il. Le propos de Mohamed Berrada est d'autant plus plausible que le nombre de publications de sensibilité marocaine en Europe ne dépasse guère la dizaine, moins de deux en France. Ephémères toutes. D'origine tunisienne, Hichem Ben Yaïche est rédacteur en chef de «New African», un magazine francophone qui s'est illustré par ses investigations audacieuses, telles que les turpitudes de la CIA en Afrique, et ses enquêtes approfondies sur les économies des Nations africaines. H. Ben Yaïche attribue à la presse de l'immigration des mérites auxquels nos confrères autochtones ne prêtent que rarement quelque attention. Par ailleurs, cette presse qui a jailli à l'abri des dictatures et des lignes rouges constitue à coup sûr un bouclier intellectuel modernitaire contre le fanatisme, le racisme et l'obscurantisme. A ce titre, elle constitue d'ores et déjà une cible de choix pour une foultitude de sites Internet islamistes et rétrogrades. Même si certains titres flirtent parfois avec des régimes peu recommandables, la majorité de la presse de la diaspora africaine reste attachée aux valeurs démocratiques et modernitaires. Pendant ce temps-là, les gouvernements des pays du sud restent nonchalants face à cet outil qui vaut plus que toutes les prouesses diplomatiques, plus que toutes les sommes colossales investies dans les «dossiers spéciaux» et autres encarts publicitaires insérés dans les canards occidentaux. ■ 3 Questions à Hichem Ben Yaïche (*) «Nous luttons contre le choc de civilisations» LGM :Comment s'est déroulée la naissance de «New African» ? Hichem Ben Yaïche : Fondé il y a 51 ans par le Tunisien Afif Ben Yedder, le groupe de presse IC Publications, basé à Londres et à Paris, publie cinq revues en anglais (New African, The Middle East, African Business, African Banker, ...) et dix lettres confidentielles en français. La décision de lancer New African, le magazine de l'Afrique, en langue française date d'il y a un peu plus d'un an. Devant les résultats encourageants des premiers numéros, de trimestriel, il est passé à bimestriel. L'offre vient d'être élargie et complétée par la parution de African Business (il en est à son deuxième numéro en français) et New African Woman (un supplément féminin). Malgré la morosité du contexte de la presse écrite, Afif Ben Yedder, le fondateur du groupe, a pris le risque en se laissant guider par son intuition et sa gestion des entreprises de presse. Voilà pour les circonstances qui ont présidé à la naissance de ce titre phare du groupe. Pour nous, la bataille majeure reste celle d'une bonne information sur ce Continent. Adossée à une tradition anglo-saxonne, nous pensons nous singulariser en pratiquant un journalisme dont la vocation serait d'empêcher d'informer en rond. LGM : Quelle est la valeur ajoutée réelle de la presse initiée par les journalistes issus de l'immigration ? Nous nous refusons de nous ériger en parangon de la presse. Nous n'avons de leçons à donner à personne. Ce qui nous importe, c'est de pratiquer les principes de base du journalisme. Le professionnalisme impose de respecter des critères stricts dans le traitement de l'information, d'ouvrir les colonnes du magazine au pluralisme des idées, d'être dans la nuance, de pratiquer autant que faire se peut la libre parole. C'est à ce niveau, au fond, que se situe la valeur ajoutée. LGM : Cette presse peut-elle s'inscrire dans le mouvement de l'interdépendance entre les deux rives de la Méditerranée et quel avenir a-t-elle en ces temps de crise ? Cette presse, qui opère au-dessus de plusieurs frontières, «déverrouille», si je puis dire, autant les frontières que la vision. Qu'on le veuille ou non, nous sommes d'une certaine façon des «passeurs» entre les deux rives de la Méditerranée. Les pays et les sociétés sont inscrits dans une interdépendance. Que dire de nous, dont la mission est d'informer ? Mais nous ne concevons pas notre métier sous l'angle du militantisme. Celui-ci procède d'une autre logique. Nous, nous préférons être dans la religion de l'information et des faits. Le factuel. C'est aux autres de se faire leurs propres opinions. Bien évidemment, les pages débats sont là pour que chacun exprime sa sensibilité et sa vision des choses. En cette période de crise majeure, cette presse atténue les effets dévastateurs du tribalisme planétaire auquel on assiste. Il faut lutter par tous les moyens contre toute idéologie prônant le «choc de civilisations». Notre rôle est de contribuer à l'ouverture, à permettre aux uns et aux autres de dialoguer, à sortir du provincialisme des esprits.