Don Juan averti en vaut deux. Pourtant, le héros de ce roman, après avoir séduit une femme d'une candeur étonnante, se fera jeter pour un autre. D'où la douleur d'un homme trop sûr de lui, d'un séducteur en série pris à son propre piège. Assurément, aujourd'hui, Don Juan a du plomb dans l'aile et cette plongée dans la psychologie du personnage rappelle la chute du modèle, tué autant par l'émancipation de la femme que par le recul du pouvoir des machos. Rien, Lucilius, ne nous appartient; seul le temps est à nous. Ce bien fugitif et glissant est l'unique possession que nous ait départie la Nature; et peut nous en chasser qui veut. Telle est la folie des humains qu'ils se sentent redevables du moindre cadeau peu coûteux qu'on leur fait, cadeau remplaçable en tout cas, mais que personne ne s'estime redevable du temps qu'il a reçu en partage, alors que le plus reconnaissant des hommes ne pourrait le rendre.» Ces lignes que Sénèque dédiait à son disciple, le Don Juan de «Chama» ne les a certainement jamais méditées. Sans cela, il aurait pu comprendre que sa prétention à user des femmes comme on utilise un kleneex lui jouera forcément un jour un tour. Evidemment, je n'ai jamais estimé une femme digne d'être la mienne. Qu'elle devienne ma maîtresse : oui, bien sûr ; mon ex : un jour ou l'autre…mon épouse, jamais ! Avec «Chama» le beau séducteur en prend pour son grade. Non que la femme soit trop «libre» ou qu'elle ait la faculté de collectionner les hommes comme il collectionne les femmes, mais tout simplement parce qu'elle a fini par se rendre compte qu'il n'avait aucun droit de lui dérober sa vie. Le jour où la douce, tendre et docile Chama décide de se marier, c'est un gouffre qui s'ouvre sous ses pieds. Il croyait tout savoir des femmes, lui le spécialiste du sexe féminin. C'était pourtant bien lui qui la mettait en garde contre la fidélité : «afin de me donner bonne conscience, je l'invitais à rencontrer d'autres personnes, pour vivre autre chose et qu'il n'y ait pas de différences entre nous». Cet homme viscéralement infidèle va connaître les affres de la jalousie, la honte d'avoir été plaqué par la seule femme qui l'a vraiment aimé et qu'il ne pensait pas avoir autant aimée lui aussi. Le Don Juan qui aimait à se définir comme « un riche parti sans attache réelle», préoccupé d'abord de traquer la malhonnêteté intellectuelle des femmes, leur propension à convoiter tout homme, un tant soit peu séduisant, riche et intelligent, défenseur acharné de la concupiscence contre la nuit totalitaire du mariage avec une seule et unique femme, avocat inlassable de l'indépendance d'esprit de chaque individu, pourfendeur de la bien-pensance ambiante. Pourtant «Chama», cette femme frêle qui rougit lorsqu'il lui parle laissera un goût d'amertume dans sa vie, quand après l'avoir abreuvé de tendres paroles, elle finira par se lier à un autre. Par lassitude peut-être. Par peur des convenances ? S'il revient à chacun de choisir son existence, Don Juan finira par s'avouer vaincu par le malheur de ses choix. Il ira jusqu'à devenir victime de ses victimes. «Je me suis réveillé soudain, cette nuit, par un rêve étrange où une femme inconnue, en larmes , me désignait du doigt en lançant des malédictions : Oh mon Dieu , hurlait-elle, venge nous toutes ! Fais le plonger en enfer !» L'enfer, il y était déjà, à partir du moment où dans son orgueil démesuré, il se rendait compte que la femme la plus douce, la plus inoffensive, «Chama», celle pour qui il était prêt à faire des concessions, allait le rayer de sa vie d'un seul trait et sans état d'âme. Dans ses choix, dans ses comportements, il avait pourtant toujours pris ses responsabilités et assumé, sans fard, sa condition de séducteur en série. «Voilà plus de 20 ans que je fais le coq…Convaincu d'être l'un des partis les plus enviables de la ville, mon obsession a toujours été d'échapper aux candidates à m'épouser.» C'est à ce titre qu'il se sentait un modèle pour les hommes trompés par leurs femmes, pour les pauvres mâles contraints à la solitude par manque d'argent ou par déficit physique. Un métier à hauts risques, car il est condamné par ce statut de séducteur, à avoir tort ou raison. Ce qui est évidemment le plus intéressant dans ce roman, c'est le type du séducteur ancré dans ses convictions. Pour des raisons évidentes, cet homme qui connaît très bien la psychologie des femmes, sait comment se comporter avec elles, il connaît les moindres recoins de leurs faiblesses, leurs réactions parfois irrationnelles, il manie le langage des gestes encore mieux que la langue et c'est ce qui fait qu'il finit par plaire à toutes les femmes qui sont autour de lui. «En aimer une,» disait le Don Juan du cinéma, «c'est faire tort aux autres», donc notre séducteur est condamné à n'en aimer aucune et se contenter de relations passagères avec toutes les autres. On sait que Don Juan n'a plus d'intérêt envers une femme déjà conquise alors que pour une fois, ce séducteur invétéré était tombé réellement amoureux. Un instant, notre héros pour taire cette douleur diffuse, est tenté de reprendre langue avec celle qu'il a aimée et qui n'est plus que la femme de l'autre, l'épouse consentante d'un homme bien sous tout rapport. Ravivant l'éternel débat de la marocaine qui vit sa passion avec celui qu'elle aime et finit par épouser un bon parti pour faire des enfants et se ranger. Mais l'idée de se remettre en relation avec elle le met mal à l'aise. Non pas pour des raisons morales, un Don Juan ne saurait mettre un frein à ses conquêtes pour des considérations aussi ringardes, mais le malaise est autre : «quelle que soit l'intimité que désormais tu daignes m'accorder, je ne pourrais plus être que l'amant, l'interdit, la faute. Et lui, sera le légitime, le consacré. Et quand bien même, un jour, tu venais à le quitter, je sais qu'au plus profond de moi, cette blessure, jamais ne se refermera», se torture le personnage. Finalement, le seul héritage qu'il gardera de cette douleur est une lucidité bien lourde à porter. ■