Passée sous silence médiatique à cause de la passionnante et longue bataille électorale aux Etats-Unis, la troisième Conférence européenne ministérielle sur l'intégration des immigrés qui s'est tenue à Vichy les 3 et 4 novembre 2008 marque une étape de plus dans le processus de communautarisation de la question migratoire Initiée par la Présidence française du Conseil de l'Union européenne, cette conférence vise à redéfinir les politiques d'intégration, qui sont «à bout de souffle» de l'aveu même de Brice Hortefeux, ministre français de l'immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du développement solidaire. Ce silence des médias ne signifie pas pour autant un mutisme généralisé. Car, l'évènement, qui est réduit médiatiquement aux heurts de quelques manifestants avec les forces de l'ordre, a provoqué une levée de boucliers. Des cercles politiques, des collectifs d'associations et des citoyens lambda dénoncent «une provocation de plus». En réalité, une question aussi sensible que l'est la question de l'immigration ne peut qu'attiser les passions des plus dures, surtout dans une Union européenne qui affiche davantage de morosité économique, de crise du politique et de dilution du lien social. La difficulté à dépassionner le débat sur l'immigration est imputée particulièrement aux différentes formes d'instrumentalisation dont il fait objet. Entre enjeux électoraux nationaux, besoins de mutualiser au niveau européen le risque de l'éventuel débordement migratoire, le processus d'harmonisation des politiques migratoires s'achemine vers un durcissement particulier des conditions d'entrée et de séjour des étrangers et du droit d'asile. L'immigration comme objet de litige Entre le politique, l'économique, le social et le symbolique, la mise au diapason des discours sur l'immigration est loin d'être acquise. Ainsi, en s'emparant de la question migratoire, le politique en a fait un enjeu électoral. Sous différentes formes, cet enjeu est désormais inscrit dans l'agenda politique de tous les partis. Les formules explicatives et les modalités de gestion de la problématique diffèrent. Alors que l'extrême droite (Front National) prône une autarcie à outrance à travers la fermeture pure et simple des frontières “nationales'', l'extrême gauche (Nouveau Parti Anticapitaliste), préconise une régularisation de toutes les personnes en situation irrégulière. Quant aux Verts, à l'Union pour la Démocratie Française (actuellement Modem), leurs positions restent ambiguës. Les partis de gouvernement, (UMP, PS) bien qu'attachés sur le plan du discours à des référentiels idéologiques distincts, convergent vers un traitement dit «pragmatique» de la question migratoire. Nicolas Sarkozy, alors candidat à la Présidence de la République, a bâti une partie de sa campagne électorale sur un des fondamentaux de la droite conservatrice française, en l'occurrence l'identité nationale. La thématique avait certainement mobilisé et a fini par torpiller l'extrême droite en lui ôtant une partie de son électorat. Mais en même temps, elle a eu un effet d'entraînement sur la candidate socialiste Ségolène Royal. Dans une surenchère nationaliste, déguisée en patriotisme, Mme Royal appelle les Français à hisser le drapeau national dans leurs domiciles ! En abordant la question migratoire sous un angle identitaire, Nicolas Sarkozy engage une extension dangereuse de la problématique migratoire. Vue sous cet angle identitaire en effet, la question ne consiste plus à savoir “combien'' de personnes la France pourrait accueillir, mais tout simplement “qui'' pourrait intégrer la communauté nationale. C'est une perception de l'étranger qui part d'une auto-perception du “national''. Or, le problème réside dans la difficulté à définir le terme même de “national''. La nation française n'a jamais été hermétique. Elle est faite d'accumulation des expériences et d'entassement mosaïque des identités. En évitant une digression érudite qui consiste à définir ce qui est “français'', force est de constater qu'une fois élu Président, Nicolas Sarkozy a rapidement réalisé que les contraintes de l'investiture Suprême sont d'une tout autre nature ; et que l'Etat ne saurait se réduire au ministère de l'Intérieur. En moins d'un an au pouvoir, la droite fait face à une mobilisation des “sans-papiers'' en grève dans différents secteurs, notamment la restauration et le bâtiment. Fortement médiatisée et en dehors des régularisations auxquelles elle a donné lieu, cette mobilisation a eu le mérite de replacer la question de l'immigration dans son cadre réel. Celui du changement des modes de production, de l'évolution démographique, des besoins économiques, de la diversité des parcours migratoires, etc. Dès lors, tout en s'opposant à toute forme de régularisation massive, le ministère de Brice Hortefeux met en avant le principe de régularisation «au cas par cas». Ce principe relève plus de la communication politique que d'une réelle politique publique en matière d'immigration. Car, le « au cas par cas » attribue aux Préfets un pouvoir discrétionnaire auquel la loi ne fixe pas ne serait-ce que des principes généraux. Une telle latitude d'appréciation laissée à ces représentants de l'Etat engendre deux effets pervers : D'un côté, l'autocratie d'une “souveraineté fragmentée'' où chaque Préfet décide librement sur les régularisations. La seule obligation à laquelle ils sont tenus, consiste à remplir les objectifs quantitatifs d'expulsion. De ce fait, régulariser un «sans-papiers» est une exception, l'expulser est la règle. De l'autre, une rupture du principe d'égalité. Toutefois, l'égalité dont il est question ici n'est pas l'égalité juridique, c'est-à-dire devant la loi. Celle-ci en effet s'applique aux seuls citoyens établis légalement sur un territoire déterminé par la loi. Un «sans-papiers» ne peut de ce point de vue prétendre à un traitement égalitaire. D'ailleurs, la jurisprudence des tribunaux administratifs l'a souvent rappelé. Le principe d'égalité appliqué aux «sans-papiers» se définit plutôt comme une valeur déclaratoire qui relève du registre général des droits de l'Homme, notamment le respect de la dignité humaine. Se dégagent ainsi deux logiques qui ne doivent pas être confondues : celle d'un juridisme d'Etat sur lequel veillent jalousement les tribunaux ; et celle d'une éthique et d'une morale articulée autour d'une matrice humaniste transcendantale. Cela ne veut pas dire que les deux logiques ne peuvent être complémentaires. L'une peut entretenir l'autre suivant des contextes particuliers. Mais le caractère problématique de l'immigration dépasse de loin ce dilemme “juridico-humaniste''. En réalité, ce dernier est à l'origine même des passions qui traversent les débats sur l'immigration. Ainsi, lorsque le gouvernement réclame l'application pure et simple de la loi en arguant que «les étrangers en situation irrégulière n'ont pas vocation à rester sur le territoire», pour reprendre les termes du Président Sarkozy, il se heurte très vite à la demande de quelques secteurs économiques qui dénoncent l'hypocrisie politique. Mais le gouvernement se heurte surtout aux collectifs d'associations de défense des droits de l'Homme. Aussi paradoxale que cela puisse paraître, le durcissement des conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France ces dix dernières années a eu comme effet un raffermissement des mobilisations en faveur des étrangers en général, et des «sans-papiers» en particulier. Au-delà des considérations nationales, c'est toute une logique sécuritaire qui semble bien caractériser ce processus d'européanisation de la politique migratoire. Ainsi, faisant suite à une communication de juillet 2003 intitulée «Jeter les bases d'un nouvel instrument de voisinage» l'Union européenne va se doter d'une Politique Européenne de Voisinage (PEV) visant à instaurer une plus grande coopération politique, sécuritaire, économique et culturelle avec tous ses voisins. Immigration et logique sécuritaire Le Maghreb en sera une des grandes destinations eu égard à sa double situation de lieu d'émigration et de transit migratoire. La dimension sécuritaire qui se dégage de la gestion de la question migratoire est en train de devenir le seul prisme dans lequel sont énoncés les discours politiques et sont menés les politiques de l'immigration tant au niveau national que communautaire. Mais cette logique modifie complètement la nature du problème. Ainsi, après avoir été en quelque sorte “la victime'' jusqu'aux années 1980 (Marche des Beurs), l'immigré est aujourd'hui “l'agresseur''. Il est le nouvel ennemi qui viole les frontières de l'Etat. Ainsi, ce qui est incriminé, ce n'est pas tant le contexte mondialisé qui entraîne une plus grande perméabilité et une recomposition des frontières physiques, mais plutôt ceux qui les transgressent. Cela justifie le renforcement et la sophistication des moyens de surveillance et de contrôle des immigrés. Au niveau du discours politique, c'est toute une sémantique guerrière qui est banalisée. Ce climat de suspicion va s'accentuer avec le 11 septembre 2001. Le combat contre le terrorisme est désigné comme objectif prioritaire de l'Union, à l'aune duquel devait être réévalué l'ensemble de la législation relative aux étrangers. Si la question de l'immigration illégale était déjà, dans les discours officiels et dans les esprits, traitée sur le même plan que la grande criminalité et le trafic de stupéfiants, elle est désormais étroitement associée à la menace terroriste (lien entre violence islamiste et immigration). Pour autant, le lien entre les deux n'a jamais été démontré en pratique, et il est plus que probable que si une telle menace pèse sur l'Europe, ses auteurs n'empruntent pas les mêmes canaux que les migrants. Il ne faut donc pas s'étonner de voir par exemple qu'en Méditerranée, ce sont des moyens militaires – patrouilles flottantes mixtes, forces navales et aériennes de l'OTAN – qui sont déployés pour arraisonner les embarcations de clandestins supposés et terroristes potentiels qui tentent la traversée depuis les côtes africaines. Dans le même sillage, il faut noter la consolidation de l'idée des camps d'étrangers qui se sont développés dans des pays européens. Il peut s'agir de centres ouverts ou fermés, publics ou privés, légaux ou informels, conçus pour accueillir des demandeurs d'asile, des sans-papiers, des étrangers en passe d'expulsion ou de refoulement, ou en attente de la décision qui les autorisera ou non à franchir une frontière. Le régime en vigueur dans ces lieux, la durée moyenne de maintien, le statut des étrangers qui y sont placés, les dispositifs spécifiques éventuellement prévus (pour les mineurs, pour les familles) sont variables. Ils diffèrent selon que l'on parle des camps-frontières situés à proximité des aéroports et des ports (zones d'attente françaises, centres de rétention britanniques, centres d'internement des étrangers espagnols, centres de séjour temporaire et d'assistance italiens…) ; ou de camps-sas dans lesquels échouent les migrants tentant d'atteindre l'Europe par l'Est ou le Sud : une vingtaine dans les îles grecques, cinq ou six à Malte, d'autres encore aux Canaries, en Sicile… Si la création d'un camp correspond à la volonté de dissimuler une réalité dont la visibilité est gênante, elle ne doit cependant pas occulter le message adressé tant à l'opinion publique qu'aux futurs candidats à l'immigration. Parce qu'il n'y a pas vraiment faute et parce que les individus, dissous dans des groupes, sont privés du «droit d'avoir des droits» selon la formule de Hannah Arendt, l'enfermement des étrangers relève moins d'une volonté de sanctionner une personne coupable d'un délit que d'une sorte de “contrat tacite'' passé entre l'Etat et la société. Ce “contrat tacite'' présente l'enfermement comme garantie de la sécurité de la société. La logique d'enfermement va de paire avec celle de l'expulsion. L'enfermement est en vérité un prélude de l'éloignement. Le plus surprenant à bien d'égards reste la continuité transhistorique du sens auquel renvoie le principe de la rétention (enfermement). A l'origine, la notion de rétention relève du lexique médical et signifie l'accumulation dans une cavité ou un tissu d'une substance toxique à évacuer (rétention d'eau, œdème). Aujourd'hui encore, la rétention administrative renvoie à la même conception, puisqu'elle implique l'enfermement dans un centre d'un étranger en situation “irrégulière'' avant de l'expulser ! ■ (*)Doctorant en science politique