Des centaines de touristes défilent chaque jour sur la place Jemaâ El Fna. Pourtant, son âme est en voie de disparition. Son patrimoine oral est en péril. Ses acteurs discrédités. Un colloque international s'est intéressé aux effets du tourisme, entre pauvreté et miroir aux alouettes. Proclamée par l'UNESCO patrimoine oral et immatériel de l'humanité en 2001, la place Jemaâ El Fna est sans conteste la vitrine la plus alléchante de Marrakech. L'engouement pour la cité ocre est tel, qu'il incite de plus en plus les pouvoirs publics ou privés à mettre en scène la ville, transformant le patrimoine en un décor destiné à répondre aux attentes du touriste-roi. La fameuse place par exemple connaît depuis ces dernières années des mutations fulgurantes : prolifération et surélévation des cafés avec terrasse panoramique, embouteillage d'enseignes, design à l'authenticité douteuse, comme celui des carrioles de jus d'orange censées représenter des calèches, mobilier urbain aux normes esthétiques peu adéquates avec l'esprit de la place. Des mutations qui vont peu à peu remettre en question la vocation traditionnelle de Jemaâ El Fna : la créativité, les arts et le talent vont faire place à une logique de rentabilité et de mercantilisme. «La Place favorise l'expansion des commerces ou de la restauration au détriment du spectacle», explique Ouidad Tebbaa, professeur à l'université Cadi Ayyad et intervenante au colloque international baptisé «Tourisme et pauvreté» qui vient de s'achever à Marrakech. Les acteurs de la Place, autrefois incontournables, sont aujourd'hui éclipsés ou confinés à la périphérie, alors que pendant des siècles ils en ont occupé le centre. Même la traditionnelle concurrence entre les hlaïqis (les acteurs de la halqa, le cercle qui délimite le périmètre dans lequel se déroule le spectacle) auparavant réglementée par des codes d'usage auxquels tout le monde se conformait, a fait place à une foire d'empoigne régulée par les pouvoirs publics». En effet, les différents acteurs qui animent Jemaâ El Fna doivent rester confinés sur un emplacement fixe désigné par les autorités, un règlement qui selon eux, n'a d'autre objectif que de restreindre leur liberté de mouvement pour protéger le touriste d'un harcèlement éventuel… Et qui, par la même occasion entrave le libre exercice de leur métier en générant des frustrations et surtout une baisse sensible de leurs revenus. La perpétuation de l'art est en danger Et ils ne sont pas moins de 251, entre 14 et 70 ans, en majorité des hommes, à exercer sur la place diverses activités : conteurs, acrobates, chanteurs, danseurs, charmeurs de serpents, diseuses de bonne aventure, tatoueuses de henné… Des artistes qui déclarent gagner en moyenne 1.500 DH par mois, qui n'ont aucun statut officiel, encore moins de couverture médicale. Au hit parade de la fréquentation des activités, le tatouage de henné vient en première place, suivi par les spectacles de danse. Vient ensuite la restauration. Et ce n'est que bien loin derrière qu'arrive la halqa, avec en exemple une poignée de 7 conteurs entre 50 et 75 ans qui vivent parfois avec un revenu journalier inférieur à 30 DH. «A leur dénuement matériel se greffe un dénuement moral, poursuit Ouidad Tebbaa. Le mépris dont ils font l'objet, fait qu'ils se sentent étrangers à leur propre univers et dépossédés de cette place dont ils étaient autrefois l'emblème. C'est la raison pour laquelle certains ont même renoncé à transmettre leur savoir. La perpétuation de l'art du conte est en danger. Car la transmission va se rompre si elle n'offre aucune perspective d'avenir… ».