Abderrahim Tounsi, beaucoup plus connu sous le sobriquet “Abderraouf”, a fait ses premiers pas dans le monde des planches en 1955. Et depuis plus d'un demi siècle, il ne cesse de produire ou plutôt de batailler, le plus souvent, en faisant contre mauvaise fortune bon coeur, rien que pour rester en contact avec un public qu'il respecte et qu'il chérit plus que tout. Au début des années 60, en direct des studios d'Aïn Chock à Casablanca, il a fait les beaux jours de la Télévision marocaine qui était à ses premiers balbutiements. Ses sketches étaient très attendus aussi bien par les adultes que par les enfants, car notre humoriste avait (et a toujours, d'ailleurs) cette particularité de plaire à la fois aux grands et aux petits. Ce qui n'est pas donné à tous les artistes. Abderraouf est notre invité cette semaine. La Gazette du Maroc : Pour commencer, une question un peu indiscrète ; on vous voit un peu “vieux”, quel est votre âge au juste ? Abderraouf : Je suis né le 27 décembre 1936. C'est-à-dire que vous avez aujourd'hui 72 ans ? En effet ! Vous savez, je suis encore jeune et j'ai encore tout l'avenir devant moi ! En attendant cet avenir, Abderraouf, parlons de votre situation présente. Qu'est-ce qui vous repose moralement le plus : un rôle interprété au théâtre, au cinéma (quoique cela n'entre pas dans vos cordes) ou à la télévision ? Dans les trois ! A condition que je sois convaincu du rôle, afin que je puisse l'aimer et m'en acquitter de la meilleure façon possible. Depuis que vous êtes sur les planches, dites-nous quel est le rôle où vous avez le plus échoué ? Moi j'interprète des rôles. Je fais de mon mieux, je m'y investis corps et âme avec l'espoir de les réussir. C'est au public de relever là où j'ai échoué. Et si c'était à refaire - avec les modifications d'usage - le feriez- vous ? Si cela arrivait, je le ferais volontiers pour m'améliorer davantage. Quel est le titre de votre première pièce et en quelle année l'avez-vous interprétée ? “lamâalem Ahmed”. Je l'ai jouée aux côtés de Omar Chenbout et Mostafa Moustaïd. C'était en 1955. C'est un peu loin... Est-ce que vous bénéficiez d'une quelconque subvention de quelque nature que ce soit ? Aucune ! Je ne compte que sur mes propres et maigres moyens. Eh oui !... Et cela vous fait-il mal au coeur de voir les autres troupes bénéficier de larges subventions alors que vous... ? Moi, je ne les envie pas. Je demande simplement qu'on traite tous les artistes de ce pays de la même manière, selon des critères de rendement et de compétence évidemment. Cela ne se fait-il pas aujourd'hui, selon vous ? A vous de juger... Ceci étant, éprouvez-vous des regrets d'avoir choisi un jour d'être artiste ? D'avoir été artiste, non ! Mais je regrette de ne pas avoir la même “chance” que les autres. Puisque l'on parle de regrets, parlons aussi d'une certaine dignité qui commence à se perdre malheureusement de nos jours ? C'est regrettable, mais ainsi va le monde actuellement ! Tout a malheureusement changé, même les gens et les principes. Je me demande parfois où on va ! Toujours à propos de dignité ; s'il vous arrive d'entendre des mots grossiers dans la rue, quelle attitude adopteriez-vous ? Une attitude de gêne, comme tout homme qui se respecte. Cela me blesserait intérieurement, mais que voulez-vous ? On ne peut pas éduquer tout le monde. Changeons de thème et cédons une petite part au rêve : supposons que vous deveniez subitement milliardaire, quelles seraient vos premières mesures à entreprendre ? Sans tarder, me porter au secours de mes amis artistes qui sont dans le besoin et qui, malgré tout, n'ont pas cédé un seul pouce de leur dignité et leur grandeur d'âme. Votre situation matérielle vous permet-elle de joindre les deux bouts facilement ? Franchement, très difficilement ! Mais, encore une fois je vous dis que je suis riche, et même très riche, en dignité. Je ne m'abaisse jamais quelles que soient les circonstances que je traverse. Et vous n'êtes pas sans savoir que la dignité et l'amour-propre sont plus durables que toutes les fortunes du monde. Ceci nous ramène à la question suivante : on sait que malgré les hauts et (plus souvent) les bas, vous demeurez toujours un homme très digne et généreux et vous ne refusez jamais de rendre service. Et vous, vous arrive-t-il d'avoir besoin d'autrui ? Même si cela m'arrive, j'essaie de ne pas le faire et de ne compter que sur mes propres et petits moyens, «hatta iferraj allah». Avez-vous beaucoup d'amis, de vrais, parmi vos confrères et les journalistes? J'en ai en nombre suffisant, Dieu merci. Mais quand ils se métamorphosent avec le temps, je me retire sur la pointe des pieds, avec évidemment, une petite blessure au coeur. Lorsqu'un journaliste vous critique injustement, cherchez-vous à réagir à chaud ou bien vous montrez-vous indifférent et continuez votre bonhomme de chemin comme si rien ne s'était passé ? Cela va peut-être vous surprendre ! J'aime les critiques injustes ! Cela me fait de la propagande ! (rires). Vous arrive-t-il de vous excuser même lorsqu'on cherche à vous priver d'un droit légitime ? Comme je suis un peu timide et “oul'd ennass”, je m'excuse toujours et je laisse chacun devant sa conscience. C'est le pire des châtiments... En tant que personnage connu, donnez-vous une certaine importance au côté vestimentaire ? Très peu ! D'ailleurs, je n'ai pas les moyens de suivre la “mode”. Je m'habille proprement et c'est l'essentiel. Un artiste qui se prend pour le nombril du monde, ça vous inspire quel sentiment ? De l'indifférence tout simplement ! A 72 ans, Abderraouf a-t-il encore des projets dans sa vie artistique ? Bien entendu ! On doit rester travailleur et ambitieux jusqu'à l'ultime minute de sa vie. C'est d'ailleurs ma devise.