Personnage emblématique des années folles, l'épouse de Scott Fitzgerald a vécu à 100km/h, entre excès et folie. Gilles Leroy s'est glissé dans sa peau, dans un livre à l'écriture aussi fiévreuse que la vie de Zelda la scandaleuse. La Gazette du Maroc : Qu'est-ce qui vous a donné envie de vous glisser dans la peau de Zelda ? Gilles Leroy : A 20 ans, j'ai découvert la littérature américaine. J'ai rencontré Scott Fitzgerald et, forcément, Zelda. Car, en lisant l'œuvre de Scott on s'aperçoit que tous les personnages féminins ont un seul et même modèle. Dans le couple, c'est elle qui m'a fasciné parce que son destin est particulièrement spectaculaire, cruel. Au moment où je réfléchissais à la forme que j'allais donner à leur histoire, je me suis dit que si je voulais que ce soit vivant, émouvant, il fallait que ce soit à la première personne. J'ai pris la voix de Zelda, que je trouvais plus originale. Et si je voulais parler d'elle, il fallait que je plonge avec elle. Le défi, c'était d'entraîner le lecteur dans la peau de quelqu'un qui devient fou, dans le déraillement. Vous qui avez vécu dans sa peau, qu'est-ce qui a provoqué ce déraillement ? On pourrait faire de la psychologie de bazar et dire : «le père était très distant», «la mère était envahissante»… Mais il y a aussi le Sud des Etats-Unis, qui était très puritain et où c'était difficile pour quelqu'un qui était différent… Il y a l'époque, les années 1920, où l'ambiance est à la ségrégation raciale… Tout cela constitue un carcan très fort. Une fille de la très bonne société, comme elle, est vouée à épouser le fils d'un gouverneur ou d'un sénateur. Et elle n'en veut pas, de cette vie. Et puis il y a cette révolte en elle, dès l'enfance et plus encore quand elle est adolescente : elle a un côté casse-cou, garçon manqué… Et un peu suicidaire aussi… Il y a un côté qui me laisse songeur dans son histoire : elle a une grand-mère et une grand-tante qui se sont suicidées, un frère qui s'est suicidé, de même que l'un de ses petit-fils. Je ne crois pas du tout qu'il y ait une hérédité génétique, mais je pense que quand quelqu'un de sa famille s'est suicidé, le tabou devient beaucoup moins important. Si la solution du suicide est envisagée régulièrement dans la famille, ça devient une option, une liberté. Certains témoins ont affirmé que Zelda avait des comportements suicidaires. Moi, je ne trouve pas tellement… Quand elle sent qu'elle déraille, elle se rend d'elle-même dans un hôpital psychiatrique pour suivre des cures de repos. Jusqu'au bout, elle s'efforce de prendre sa vie en main et elle croit qu'elle va pouvoir faire vivre sa famille avec ses peintures. Ce n'est pas quelqu'un qui baisse les bras. En fait, je trouve que Scott est plus suicidaire. Et il réussit, lui, en se détruisant méthodiquement avec l'alcool. Elle aussi boit excessivement, elle est anorexique… C'est difficile de savoir, entre son drôle de régime alimentaire qui consistait à ne manger que des épinards et ne boire que du champagne. Ça peut s'appeler de l'anorexie, ça peut s'appeler aussi vouloir être danseuse… Quand elle reprend la danse à 27 ans, ce qui est fou, elle s'use le corps. La théorie du premier psychiatre qu'elle rencontre, c'est que ses problèmes mentaux viennent de sa fatigue physique. Il est vraisemblable, selon les psychiatres qui ont réouvert son dossier, qu'elle n'était pas schizophrène mais maniaco-dépressive. Aujourd'hui, elle n'aurait pas subi le traitement épouvantable qui lui a été infligé et dont on se demande s'il ne l'a pas détruite davantage que ses excès. Quelle est la part de faits réels et de fiction dans votre roman ? La trame du roman, c'est leur vie. Je me suis appuyé sur leurs textes et leur correspondance. Après, j'ai choisi de montrer plutôt telle chose que telle autre. Mon métier d'écrivain, par exemple, c'est de donner de l'importance à l'histoire qu'elle a vécue avec «l'aviateur», parce que je pense sincèrement qu'elle a été importante, comme en témoigne son livre «Accordez-moi cette valse». Les aspects que j'ai inventés, je les énumère à la fin du livre. Le mythe en prend un gros coup : on continue de les voir comme Robert Redford et Mia Farrow dans Gatsby le magnifique. On découvre deux monstres d'égoïsme… Exactement. J'ai des lecteurs qui me disent : «vous m'avez cassé Scott». Mais je n'ai rien cassé du tout ! C'est quelqu'un qui avait de graves problèmes ! Ce n'est pas Scott Fitzgerald qu'ils aimaient mais Robert Redford dans Gatsby. Vous racontez la façon dont il pillait ses textes. C'est odieux… Je vois très bien comment ça a pu se passer. Lui écrivait dans les grands journaux, elle dans un journal féminin. Elle y publie une, puis deux nouvelles. Tout le monde est étonné parce que c'est bon. Et comme ils ont besoin de beaucoup d'argent pour alimenter leur train de vie, il recopie des pages entières de son journal. Elle avait 20 ans à l'époque : ça devait l'amuser. Quand ils écrivent ensemble une nouvelle et qu'il signe de son seul nom pour que ça se vende plus chère, elle est consentante. Souvent dans la vie, on fait un truc quand on est jeune en se disant que ça ne porte pas à conséquence. Et puis, dix ans plus tard, ça devient un piège qui pourrit tout. En plus, lui ne pense pas voler quoi que ce soit : ça lui appartient. Un autre aspect qui ressort de votre livre : on n'a pas l'impression qu'il s'agit d'un couple mais plutôt de deux âmes sœurs. L'un de leurs amis écrivains l'a dit, lors d'une soirée où Zelda s'était déguisée en homme : «c'est drôle, ils se ressemblent». Il y a un côté presque gémellaire. Chacun est attiré par ce qui est solaire et ce qui est noir dans l'autre. Effectivement, ils sont beaucoup plus associés qu'amants. Ce n'est pas un couple charnel. Quand on lit les lettres qu'ils s'adressent, il y a beaucoup d'émulation entre eux. Ils se font part de leur ambition, de ce qu'ils vont écrire. Conquérir le monde : c'est ça leur truc. Scott veut posséder Zelda, mais clairement comme un objet. Quant à elle, elle veut qu'il devienne le plus grand écrivain, le plus riche… ce qu'il va être pendant très peu de temps, finalement. Ensuite, il faut payer la note de cette gloire, et elle est salée. «Tendre est la nuit» a été un bide total et ça a lessivé Scott, ça l'a fait plonger. Qu'est-ce que le Goncourt a changé dans votre vie ? Je ne suis jamais chez moi ! (Rires) Ça n'a rien changé pour l'instant, parce que je n'ai pas atterri. Je suis sur une espèce de crête de vague… Et je crois que c'est très bien comme ça. Sérieusement, ce qui a changé, c'est cet éclairage et ça s'est formidable. De tous vos livres, vous trouvez que c'est celui qui méritait le prix ? C'est celui qui l'a eu. Je ne vais pas choisir entre mes livres. J'étais déjà très content parce que le livre a très bien marché dès le départ. Evidemment, j'étais heureux de recevoir le prix, parce que ça multiplie les ventes par dix, mais ça reste irréel. Comme je suis dans une catégorie où je n'ai pas l'habitude du tout d'être, je ne réalise pas très bien, en fait. Qu'est-ce qui plaît dans votre livre ? Que vous disent vos lecteurs ? Les hommes sont sensibles à la reconstitution de l'époque ; les lectrices le sont plus à l'image de cette femme dans l'ombre du «grand homme». Au cours d'une rencontre, à Alexandrie, je voyais toutes ces jeunes femmes qui étaient passionnées par Zelda et j'ai dit quelque chose qui suggérait qu'elles étaient tellement loin de cette vie-là. Alors, une jeune femme m'a répondu : «est-ce que vous ne croyez pas que vivre dans l'ombre de l'époux, on ne connait pas, nous aussi?». Je crois que chaque lecteur a sa propre vision mentale des personnages.