Après deux premiers grands films, Odessa, avec un sublime Tim Roth et The Yards où il a trouvé son acteur fétiche, James Gray revient avec un troisième volet sur le thème de la rédemption. Un film noir pur jus, porté par un scénario limpide pour décrire un monde sans lois. C'est une tragédie grecque. Tout est là : le mythe du père et de sa mort, Œdipe se crevant un œil, les lois à dépasser, la moralité à revoir, les valeurs à transvaluer. C'est en somme cela le cinéma tel que James Gray le conçoit. Un art pour révéler le caché, le non-dit, les côtés sombres qu'il faudra, tôt ou tard exorciser. Les obsessions du cinéaste sont toujours les mêmes. Et il ne s'en cache pas. On navigue entre les relations humaines qui s'étiolent, des filiations désagrégées, la nécessité de la vengeance, l'oubli de soi dans le destin global de la famille, les tensions entre les lois de la cité et celle internes de la famille, le besoin de se trouver un nom, de s'apposer un cachet, d'appartenir à quelqu'un ou quelque idée que ce soit. Le tout sous-tendu par la dérive du rêve à l'Américaine, la pègre russe qui dicte de nouvelles lois, une certaine fatalité judaïsante qui met d'emblée le film dans une quête éperdue d'une certaine identité. Sans père ni lois Pour incarner ce conflit humain qui met en scène de nombreux destins, James Gray prend un premier parti pris : c'est le New York des années 80, espace-temps très particulier pour que le conflit prenne des dimensions épiques autour d'un homme, Bobby (Joaquin Phoenix, toujours aussi sobre et juste) et son amie Amada, l'aimée, (Eva Mendes, à damner les saints et les diables). Le couple gère une boîte de nuit pour une famille russe du milieu. Le décor est là. New York, la pègre, un couple, une affaire qui tourne, mais un vent violent et sec va tout balayer. Entre la flicaille qui a hérité d'une débandade des années 70 où la corruption et les exactions sont un credo et la maffia russe qui a pris ses quartiers généraux en instaurant de nouvelles lois, de nouveaux codes, une nouvelle approche du crime organisé. Bobby est livré à quatre pôles représentés par deux familles : la sienne où il est le fils et le frère naturel de deux noms de la brigade criminelle, Burt (Robert Duvall, qui a juste besoin de bouger pour bouffer l'écran) et Joseph (Mark Wahlberg, l'acteur qui sait le mieux faire éclater sa rage interne) et l'autre famille, celle de l'adoption, de la rue, du milieu, du métier représentée par Grusinsky, son employeur, un patriarche russe, tout en étant aussi l'otage du neveu de ce dernier, Vadim, un trafiquant de drogue sans foi ni lois, qui ne connaît que le langage de la gachette. La vie de Bobby et de Amada doit se faire entre ses deux bords aux antipodes. La tragédie prend là tout son sens : le fils face au père, le frère nez à nez avec le frère, le commis aux prises avec son tuteur et l'ennemi qui rôde et peut frapper à n'importe quel moment. A qui appartient-on ? Tout est question de choix. Bobby doit trancher. Il n'a qu'une seule possibilité devant lui, appartenir. Et les deux filiations qui se présentent à lui sont incompatibles. Il y a la famille et ses codes, son intégrité, ses désirs simples dont il a un peu honte. De l'autre côté, le rêve américain qui lui sourit sous cape avec toute la panoplie russe de la drogue, de l'argent et du lustre étincelant de la gloire rapide. L'équation n'est pas simple pour un homme qui veut toucher à d'autres sphères sans se salir les mains. Pourtant, il faut choisir. Mais Bobby a des antécédents face à sa quête identitaire: il a renoncé à son patronyme européen pour le naturaliser en Robert Green. Une façon bien tranchée, celle-ci, pour prendre partie, se caser dans un clan, entrer dans un moule. Mais là nous sommes tout juste à la surface. Tout est dit quand James Gray donne son avis sur la question. Un monde sans père et sans loi n'est pas viable. Le déracinement est une perdition. La fuite, une manière de ne pas se voir et de ne pas tirer sa carte dans le jeu des uns et des autres. Bobby face à son père et à son frère, deux hommes de lois ; Bobby face à la vie qui peut très vite devenir mort. Bobby qui doit renier une filiation pour une autre, le tout dans une religiosité subtile, une morale de bon aloi, une vision du monde qui situe l'homme et ses doutes au-dessus des certitudes. Finalement qui sommes-nous face à nos choix, nos origines, toutes ces choses qui souvent nous échappent mais qui nous définissent pour autant ? Loin de nos cendres Pour répondre à ce type de questionnements secrets, il faut faire un long chemin. Le film de James Gray comme dans «Little Odessa» où le fils revient tuer son père pour venger sa mère et son frère et foutre le bordel dans un milieu gangréné, comme dans «The Yards» où les clans ne sont pas si évidents que cela, où le rejet entraîne la mort et l'amour une fable encore à définir, pose le problème de la fatalité face à l'inéluctable. Ce que tu portes en toi t'appartient, mais aussi aux autres, tous les autres, qui t'ont un peu aidé à grandir. Ce que tu seras découle de ce que tu as toujours été, mais encore faut-il mettre des sentiments sur des abstractions comme l'avenir, le destin et autres paraboles de la perdition. Attaches, filières et filiations, amour des siens, rejet des autres, mondes que l'on crée, d'autres qui nous créent, qui nous traversent et nous façonnent. C'est cela le propos d'un cinéaste inventif dont le cinéma, résolument moderne, pose des thèmes humains profonds et propose une moralité qui est la sienne sans jamais en faire une ligne de conduite. Et mêmes les allures bibliques qui, de temps à autre, affluent, ne sont autres que des indices pour mettre des situations en action. Les personnages, de leurs habits à leurs gestes et démarches, leurs attitudes, semblent sur une croix. D'emblée tout le monde est mis sur un chemin qui va bientôt bifurquer, mais qu'il faudra faire, quitte à y perdre la notion même de sopi, mais le chemin doit se faire, des pas doivent se poser et une ligne, droite ou sinueuse, doit imprimer son tracé sur le sismographe des âmes. Réalisé par James Gray Avec Joaquin Phoenix, Eva Mendes, Mark Wahlberg, Robert Duvall, Alex Veadov, Dominic Colon, Danny Hoch, Oleg Taktarov, Moni Moshonov, Antoni Corone, Craig Walker. Actuellement en salles au Maroc