Le cinéma de Wong Kar-Wai est obsessif, tourne sur lui-même, révèle des rêveries giratoires et sans fin. Dans son dernier volume sur l'amour et ses perditions, il reprend l'amour là où il l'avait laissé dans In The Mood For Love et 2046, mais y ajoute les tribulations de quelques blessés des sentiments. Un chef d'œuvre. Elizabeth et Jeremy, Norah Jones et Jude Law, une blessée du cœur et un barman en goguette qui a le verbe facile, très stoïque et philosophe comme d'ailleurs tous les préposés à la bibine. Et une tarte aux myrtilles que croque cette jeune perdue. Une nuit, deux corps, on s'ébat, on se réveille, l'amour est toujours blessé, le cœur loin, demain improbable. Et quand elle reprend son mal déposé, quelques secondes avant que son corps n'entre en guerre contre lui-même, Elizabeth, va retrouver d'autres épaves du sentiment, un flic jaloux (David Strathairn) et son épouse bizarre (Rachel Weisz) et une professionnelle à qui Natalie Portman, donne des attributs inoubliables entre vulgaire et sensible, entre profond et factice. Très vite, l'histoire du cœur brisé, éclaté en myriades de moments douloureux est la raison des pérégrinations d'une âme éperdue. Nous sommes de plein fouet dans l'univers de Wong Kar-Waï, pas très loin de In The mood For Love et 2046. Obsessions, délires diurnes, perditions nocturnes, abandons de soi, rencontres, fuites, esquives, et le mensonge à soi, pour soi, de soi à soi, comme un leitmotiv. Le tout est traduit en langage cinématographique par des plans où le monde se contemple comme dans un filtre d'images où ce qui passe revient et ce qui revient finira par disparaître. Il suffit de quelques ralentis stroboscopiques pour que les verts et les rouges deviennent les deux barrières entre le rêve et l'éveil. Puis il faut ajouter à la contemplation sur place, dans le mouvement, aux ralentis, ces travellings nocturnes qui suivent et effacent les pas de la perdition, le tout éclairé par les stries lumineuses des néons qui sont autant de déflagrations de ces sentiments enfouis qui finissent par gagner du terrain et nous manger à petites bouchées. D'un visage, l'autre, d'un pas son buvard, d'une course son ironie comme dans cette scène lorsque les pas d'Elizabeth la portent vers l'immeuble où vit l'homme qui ne l'aime plus. Vide et plein, amour et doute, haine de soi et crainte du lendemain, rêveries solitaires sur le cadran des jours où la nuit, n'est plus une alliée mais une hantise. On ne peut tenter aucune comparaison dans cette trinité filmique entre In The Mood For Love, 2046 et My Blueberry Nights Chaque film trace une lisière entre ce qu'il dit et ce qu'il ne dit pas, mais suggère. Wong Kar-wai a mis la barre très haute avec In The Mood For Love, il est normal qu'on lui demande plus. Mais pour un tournant dans une carrière où pour la première fois, il tourne aux USA, en anglais, le cinéaste maîtrise son travail, mais y met cette teinte de légèreté qui est tout occidentale. Nous ne sommes plus en Asie. Ce qui coule de source. Le film est moins compact, les personnages, mêmes lourds de leurs sentiments blessés semblent voltiger, mais il y a cette constante dans ce cinéma atypique : les sens sont en éveil, les émotions sont partout, on n'échappe pas à la fatalité du vécu et de l'humain en nous. Le cinéaste semble plus préoccupé par ce temps intérieur qui peut toujours révéler d'autres possibilités d'avenir. Il a mis de côté sa recherche du temps perdu comme dans 2046, où la perdition atteint son faîte tragique sous des apparences de lutte contre soi dans l'oubli de ce qui sera de ce soi que l'on veut tuer. On n'est pas devant un cinéma où l'image est un ramassis de sensations à faire naître, mais devant une approche de l'image comme lecture de l'âme.