Après plus de 35 ans d'existence, le groupe mythique «Nass el Ghiwane», continue à cartonner, après avoir marqué depuis belle lurette la mémoire populaire. La décision royale d'accorder aux membres du groupe encore vivants et aux familles de ceux qui nous ont quittés, une dotation financière conséquente atteste de l'insertion éternelle de Nass El Ghiwane, dans notre cheminement civilisationnel. Le geste royal ne peut avoir une signification autre que celle-là. A leurs débuts, les Ghiwane purent compter sur Brahim Ounassar, un producteur marocain de génie. Portrait et interview. En réalité, avant l'avènement de ceux que Martin Scorsese appela «les Rolling Stones de l'Afrique», la musique marocaine, ne produisait que de pâles copies du répertoire égyptien. En l'espace de quatre ans (1971-1975), le groupe put accéder à l'universalité. Derrière cette percée européenne, il y eut la foi d'un producteur marocain hors pair. Brahim Ounassar les installa au cœur du monde impénétrable du show business français et même européen. Dans l'histoire de Nass El Ghiwane, l'année 1975 restera celle de l'accession à l'universalité. C'est bien l'année où l'Olympia, puis La Mutualité accueillirent le groupe issu du Hay Mohammadi. Cette même année, le label «Cléopâtre», créé par Brahim Ounassar, édita les premières chansons des Ghiwane à destination de l'Europe. Une année auparavant, Boujmiî avait rendu l'âme. Omar Sayyed, Larbi Batma, Abdelrahman Kirouj dit Paco et Ali Yaala signèrent en 1975 leur premier véritable contrat de production en Europe. Ils enregistrèrent Treize titres, dont les fameux «Ghir Khodouni», «Mahammouni ghir r'jal», «al hmami»…etc. Parallèlement à cette pénétration du champ artistique européen par les Ghiwane, un exploit allait être accompli par le même producteur. L'affaire du Sahara marocain émergea à la surface de l'actualité mondiale en cette année 1975. Le groupe Jil Jilala enregistra le fameux «Laâyoune Âyniya», un véritable morceau d'anthologie que la mémoire patriotique des Marocains n'oubliera pas de sitôt. Que croyez-vous que le producteur, tout aussi patriote qu'est Ounassar fit? Il lança ses équipes à la conquête des jukebox et des cafés parisiens tenus par les Maghrébins, Algériens compris, pour installer le titre dans le tympan de centaines de milliers d'étrangers, issus de l'immigration et de Français. Un acte patriotique qui a nécessité un effort considérable de la part du producteur. En 1976, ce fut la conquête de la Belgique : la salle mythique du Forest National de Bruxelles reçut à guichets fermés les Ghiwane. Le style Ghiwani, ainsi somptueusement représenté par Nass El Ghiwane, Jil Jilala, puis Lamchahab, était ainsi définitivement installé en Europe. Le quotidien «Le Monde», suivi par des dizaines de publications prestigieuses, publia plusieurs articles élogieux sur le mouvement Ghiwani. Des sociologues prestigieux parlèrent de «phénomène sociohistorique majeur». Maigre retraite française D'ailleurs, Ounassar ne s'arrêta point en milieu de chemin. Il produisit en 1980 le film «Taghounja» dédié au groupe Nass el Ghiwane. Réalisé par Abdou Achouba, le film figura sur la sélection officielle du Festival de Venise, fut projeté à Cannes et primé à Carthage. Aujourd'hui encore, Brahim Ounassar qui a produit des centaines d'artistes Maghrébins du calibre de Aït Menguellat, Lounès Matoub, Rémiti, Belkhayat, Doukkali etc. continue à militer pour la promotion de la culture marocaine en Europe. Souvent à perte, d'ailleurs. Un tel patriote, gratifié par Feu Hassan II du Wissam Al Arch, vit chichement aujourd'hui, après avoir tant donné à son pays. Ne mérite-t-il pas, à son tour, une forme de reconnaissance digne de son action au service du rayonnement du Royaume en Europe ? D'ailleurs, il a, durant plus de deux décennies, financé de ses deniers personnels, l'organisation des fêtes nationales marocaines à Paris. Dans l'interview qu'il nous a accordée il y a quelques jours à Paris, il est resté digne, alors que sa maigre retraite française ne suffit même plus à répondre aux besoins de sa petite famille. Puissent les pouvoirs publics faire preuve de générosité à l'égard de ce (com)patriote exceptionnel, qui porte le Royaume dans ses tripes et qui n'a jamais trahi les espérances de son pays. INTERVIEW BRAHIM OUNASSAR «Je n'ai fait que mon devoir» La Gazette du Maroc : Comment avez-vous atterri dans le domaine de la production en France ? Brahim Ounassar : Dans les années soixante, je travaillais au Maroc dans le secteur de l'imprimerie. C'est en 1966 que je suis arrivé en France où j'ai officié en tant que photograveur et photographe. J'avais noué des liens depuis le Maroc avec des éditeurs de musique, principalement pour l'illustration des pochettes de 45 tours qu'ils produisaient. J'ai donc commencé à réaliser des pochettes et à photographier les artistes édités. Au début, ne connaissant pas suffisamment les ficelles de la production musicale, je me suis associé avec un professionnel tout en continuant à travailler dans l'imprimerie où je gagnais très bien ma vie. Quand avez-vous vraiment commencé à produire en France ? C'est en 1971 que je me suis mis à mon compte en créant les «Editions Cléopâtre». Je produisais une partie des disques que je distribuais dans toute la France. Je négociais des licences de distribution au Maroc, en Tunisie et en Algérie. Inversement, j'achetais des licences de distribution en France des productions de ces pays. J'ai ainsi produit feu Rimitti au temps où le raï était encore ignoré et n'avait pas atteint le succès qu'il connaît de nos jours. Qu'est-ce qui explique cette ruée vers la musique en ces années-là ? Les immigrés vivaient majoritairement dans la solitude. Ceux qui étaient mariés avaient laissé leurs femmes et leurs enfants au Bled. Ils souffraient donc de cette solitude, que Tahar Benjelloun avait qualifié des plus hautes, dans l'un de ses célèbres ouvrages. Il n'y avait pas encore d'antennes paraboliques et le disque était le seul compagnon. La nostalgie était vivace. Ils avaient donc des «mange-disques et achetaient les 45 tours, ou fréquentaient les cafés qui les passaient en boucle. Les juke-boxes étaient notre principal outil de promotion. A l'occasion des fêtes nationales ou religieuses, je faisais venir des artistes et organisais des spectacles. Par exemple, j'ai produit les premiers passages à l'Olympia de Nass El Ghiwane, d'Aït Menguellat et de feu Matoub Lounès. Parfois, on s'arrangeait entre producteurs pour composer une affiche, où figurent des artistes venus des différentes régions du Maghreb. On remplissait ainsi les salles. Les tracts étaient distribués aux sorties du métro, sur les marchés de banlieue et dans les usines Renault, Citroën, Peugeot, Simca…etc. Tout cela partait de Barbès… En ces temps, Barbès était le centre du monde immigré. Le week-end, les gens venaient à Barbès pour acheter cette musique qui les reliait au Bled. Le quartier était le centre de production de la musique maghrébine en Europe. Ensuite, quand les magasins de musique maghrébine se sont implantés à Marseille, à Lyon…etc, on s'est organisé pour opérer des tournées de distribution. A l'époque, nous ne disposions d'aucun média communautaire pour diffuser la musique que nous produisions. Les radios libres n'étaient pas encore nées. Malgré cela, on pouvait vendre jusqu'à 100.000 disques de Nass el Ghiwane. Aujourd'hui, le quartier Barbès a été démoli à 70% et rénové. Le paysage médiatique a profondément changé et les majors ont remplacé la production artisanale. Malgré cela, je peux aligner des bandes inédites où figurent des centaines de titres, que personne n'a jamais entendues. Je trouve que c'est vraiment dommage de laisser ces bandes dans les cartons. Cette action que vous avez menée sur une période de quarante ans, ne semble pas vous avoir réussi… Je n'ai fait que mon devoir de Marocain. J'ai contribué au rayonnement de mon pays de différentes manières. Je me rappelle avoir organisé, par exemple, des matchs de foot entre les anciens joueurs de France et ceux du Maroc, comme entre le Red Star et le Wydad. J'ai fait venir les Fontaine, Copa…etc. En face d'eux, j'avais mis Belmahjoub, Benmbarek, Battach, Akesbi, Hmidouch…etc. Savez-vous que ce type de rencontres était toujours placé sous le signe de la défense des intérêts de mon pays ? Un dernier mot sur Nass Ghiwane ? La reconnaissance qui leur est due par l'ensemble du peuple marocain a été magistralement exprimée par SM le Roi, qui a décidé de leur accorder une rente ad vitam aeternam, extensible à leurs familles. Ce que j'ai personnellement accompli au service de mon pays, je l'ai fait par amour pour ma patrie.