Le vocable «modernité», a investi l'espace éditorial marocain, depuis que le Roi Mohammed VI l'a placé à la tête des aspirations nationales, au même diapason que la démocratie. Mais connaissons-nous vraiment ce que ce mot porte en lui, tant en termes de sens qu'en matière d'héritage historique ? Quelle modernité voulons-nous emprunter ? Celle que l'Occident semble imposer à travers les institutions internationales ? Celle que nous rêvons de jumeler avec nos certitudes ? Analyse. Les grattes-ciel du quartier d'affaires de la Défense témoignent de l'ère pompidolienne où la France, séduite par l'américanisme galopant, permit la construction de la Tour Montparnasse et celles de la Défense. Le «modernisme» cédait la place à une modernité sortie tout droit des accords de Grenelle, au lendemain de mai 1968. Mais le soir venant, sur un périmètre allant de l'Arc de Triomphe à l'Assemblée Nationale, les monuments historiques parisiens défient le «modernisme», pour témoigner d'une histoire riche, essentiellement monarchique. La République est fière de son passé monarchique. Alors, la problématique de la modernité s'impose au regard et à l'esprit du Marocain, qui parcourt la «ville de lumière». Des «Lumières», diront les Laïques pétris de républicanisme tonitruant. Qu'en est-il alors de la modernité que les Marocains appellent de tous leurs vœux ? Si la question de la modernité a été tranchée en Europe depuis les Lumières, elle commence à peine à hanter les nuits des élites intellectuelles arabo-musulmanes. Certes, la problématique du rapport à l'Occident, a été bel et bien posée par les tenants de la «nahdha» (renaissance) arabe, et ce, dès la fin du XIX ème et l'aube du XX ème siècles. Jamal Eddine Al Afghani, Mohammed Abdou, Chakib Arsalane et, plus tard, Taha Hossein, Mahmoud Al Aqqad et Tawfiq al Hakim, ont clairement, parfois frontalement, débattu de la question. Mais ce débat prit subitement fin, après l'avènement du nassérisme et des sursauts national-arabistes des décennies 50 et 60 du siècle dernier. Pénétré par la francophonie, le Maghreb –Libye mise à part- a vécu autrement le déchirement entre la culture de l'ancien colonisateur et celle héritée d'un périple civilisationnel, qui a perdu son universalisme en cours de route. Un dilemme que dramatise aujourd'hui le flux islamiste et que la troisième génération des après-indépendance, n'arrive toujours pas à transcender. Plus que jamais, le débat sur la modernité investit tout à la fois le champ culturel et, plus cruellement, les terrains éthico-cultuel et politique. Avant d'aller plus avant, il nous semble utile de tenter de définir un vocable, la modernité, qui terrorise tant les franges conservatrices des sociétés arabo-musulmanes et plus particulièrement maghrébines. La modernité est-elle synonyme de cet universalisme qui a bâti ses fondations sur le parcours civilisationnel occidental et qui trouve ses origines dans la suprématie de la raison, elle-même engendrée par les Lumières ? Ou alors, la modernité serait-elle cet a priori de type nouménal, incontournable et, par conséquent, opposable à toutes les communautés humaines, qui plus est à l'ère des autoroutes de l'information et de l'extinction vertigineuse du temps et de l'espace ? En réalité, nous confondons «modernisme» et «modernité» depuis tellement de décennies, que des quiproquos intolérables se sont glissés dans les interstices de notre entendement collectif. Abdellah Laroui, qui a longtemps travaillé sur le sujet, met le vocable au pluriel. Chacun peut se prévaloir d'une modernité sur mesure, elle-même sujette à évolution. Pour en être une, la modernité doit être dynamique. Celle que les Japonais ont développé dès le crépuscule du XIXème siècle, n'a rien à voir avec celle que les Français initièrent depuis 1789. Ni avec celle que prôna Jefferson aux USA…etc. Bonne gouvernance Mais il est des normes qui sont communes à toutes ces modernités et dont nous ne pouvons être exemptés. Quelles que fussent les singularités de notre périple civilisationnel, culturel ou cultuel. Ces normes ont trait, essentiellement, au respect de la personne humaine. Elles exigent de notre part l'abandon des réflexes arbitraires, forcément totalitaires : l'autoritarisme aveugle, le nationalisme étroit, l'exclusionnisme, l'exclusivisme, la justification des injustices terrestres par le fatalisme (fanatisme) céleste, l'irresponsabilité…etc sont des attitudes foncièrement incompatibles, avec l'insertion dans une démarche modernitaire. La bonne gouvernance, la sensibilité face à la détresse des humains, la responsabilité adroitement jumelée à la liberté, le rejet absolu des punitions collectives, la lutte contre le racisme et l'antisémitisme, sont les valeurs génériques de toute modernité. De quelque nature qu'elle puisse être. A quelque ére ethnoculturelle qu'elle puisse appartenir. Lorsque Mohammed VI a appelé à un nouveau concept de l'autorité, désigné la démocratie comme un choix irréversible, choisi de placer le développement humain au-dessus de l'économisme dogmatique, élu la tolérance au sommet de la pratique cultuelle, il n'a fait qu'égrainer les ingrédients incontournables d'une modernité aux couleurs du Royaume. Cette approche respecte les éléments constitutifs du choix civilisationnel marocain, tel qu'énoncé par Driss 1er dans son discours fondateur de l'Etat marocain. La pérennité de l'Etat central, le respect des spécificités culturelles régionales, la garantie des libertés collectives et individuelles et la défense du territoire qui accueille notre destin, constituent les fondations jamais négociables de notre être universel et notre étant national. Ces fondations n'ont donc rien à craindre d'une modernité choisie et non subie. Ni même de toutes les post-modernités que d'aucuns brandissent comme des épouvantails. En parcourant Paris, chacun peut lire les plaques des rues pour y trouver une grande variété de destins. Des ecclésiastiques, des libre-penseurs, des révolutionnaires, des conservateurs, des libéraux et même des anarchistes. Mais tous ces personnages, qui ont enrichi l'histoire de leur pays par leurs parcours personnels, ont contribué à façonner la modernité française, telle qu'elle se présente aujourd'hui à nos yeux. A contrario, l'histoire a définitivement proscrit les racistes, les extrémistes et les chantres de la haine. Alors, si nous nous interdisons de devenir la pâle copie de la France, de l'Angleterre, de l'Espagne ou de tout autre modèle, nous ne pouvons faire l'économie d'une lecture intelligente des parcours civilisationnels qui nous entourent. Pour progresser, ces peuples ont combattu le racisme, l'obscurantisme, l'exclusivisme et l'arbitraire. La modernité est à ce prix.