La Gazette du Maroc : Dix-huit ans d'interdiction du paysage audiovisuel marocain. Et aujourd'hui la manifestation lors du dernier festival du film de Marrakech ? Ahmed Snoussi Bziz : écoutez, tout d'abord une précision : je n'ai jamais joué le rôle du «martyr» ou de victime. Au contraire. Ce qui s'est passé pendant ces 18 dernières années, c'est que j'étais interdit d'exercer mon métier et de rencontrer mon public librement. Aujourd'hui, l'Etat, en la personne du porte-parole du gouvernement, a reconnu officiellement cette interdiction et cette injustice. Vous pouvez à présent en déduire que c'est le bourreau qui a voulu incarner le rôle de la victime, et non pas moi. Les véritables victimes et martyrs, ce sont ceux qui ont donné leur vie pour la liberté, ce sont ceux également qui ont connu la torture dans leur chair, en payant de leur vie dans les prisons, ceux qui ont été kidnappés, ceux qui sont portés disparus... Alors qu'en ce qui me concerne, il est vrai que j'ai été frappé d'interdiction, mais jamais je ne pourrais atteindre le degré de souffrance et de privation qu'ont vécus tous ceux et celles dont j'ai parlé plus haut. Il sont morts pour que nous puissions, nous, aujourd'hui avoir le droit à la parole. Alors, continuons à lutter pour la liberté de tous. Nous touchons du doigt une terrible contradiction. Nous sommes en train d'absorber à satiété tous les discours sur la liberté, l'ouverture, la transparence, les droits de l'Homme tout en continuant de perpétrer certains aspects d'interdiction, une certaine censure, du sabotage sur des personnes physiques, des associations, des partis politiques qui attendent encore des «autorisations»... je pense qu'il y a une continuité dans certains agissements relevant de ce même passé noir et plombé qui ont toujours droit de cité. Et ce passé pas simple ni antérieur, se niche dans une certaine mentalité qui ne pourra pas changer ses héritages et les sédiments d'hier. Toute une catégorie de personnages qui pensent que le changement ne sert pas leurs intérêts ni leurs privilèges. Faut-il penser à ces mentalités ou au désir de changement du peuple marocain ? L'heure a bel et bien sonné. C'est un petit début qui n'a rien, je l'espère, avec le marketing politique. Il ne faut pas non plus trop rêver car il y a des rêves qui tournent vite au cauchemar. Et le changement dont je parle est la construction de l'avenir sur la base d'institutions solides que tout le monde respecte à la lettre. Attendre tant d'années pour entamer une grève de la faim ou une manifestation à Marrakech ou à Rabat devant les locaux de la RTM, il me semble que j'ai fait preuve d'une grande patience et d'un souffle de marathonien. Peut-être que la seule liberté qu'on veut me donner est celle de la mort, la mienne. En ce qui concerne, la manifestation à Marrakech ce n'est pas une action contre le cinéma, le vrai. Au contraire, j'aime le cinéma et je suis ouvert sur les autres cultures du monde, mais j'ai manifesté contre l'interdiction qui me frappe depuis si longtemps. Je suis pour un festival de cinéma à l'identité marocaine, organisé à part entière par des Marocains où l'on respecte le public et les artistes marocains. On dirait qu'il y a eu un déclic qui a déclenché tout cela ? J'ai tout simplement compris que ceux qui me persécutent voulaient utiliser le facteur temps comme outil d'oubli pour minimiser mon combat qui finira par s'évaporer dans l'air. L'adage dit : “il y a tant de choses qui ont été faites grâce à leur oubli”. Ou alors, ceux qui m'interdisent pensent que leur politique est tellement «drôle» qu'ils n'ont pas besoin d'un humoriste. Le jeu consiste donc pour ceux dont le métier est d'interdire (s'ils ne le faisaient pas, ils pourraient se retrouver au chômage)et de rendre le combat pour la liberté monotone, vulgariser mes protestations pour m'avoir à l'usure. Certains ont même déclaré que mes slogans sont ceux des années 70 ! Interdire l'interdit a été clamé en 1968 et c'est une parole toujours valable et d'actualité. Qu'est-ce qui a changé alors ? Par certains aspects, nous vivons toujours dans des siècles lointains. Tout comme on vulgarise les droits de l'Homme comme on le voit pour les victimes du passé. On cherche à faire une transition selon des règles dictées par ceux que cela peut servir. Alors que les grandes transitions historiques se font pour le bien de tous en faisant les comptes du présent et du passé pour préparer demain. C'est ce qui m'a poussé à une telle décision pour que l'être en nous puisse exprimer son point de vue qu'il soit politique ou artistique et quelles que puissent être les idées. Nous sommes à une époque où les peuples du monde ont pris suffisamment de poids pour revendiquer leurs droits les plus élémentaires. Sans oublier que le paradoxe suprême dans cette affaire est que les deux chaînes de télévision nationales sont “sponsorisées” par le peuple marocain. Comment expliquer que les Marocains payent leurs taxes pour financer des télévisions qui leur subtilisent le droit de choisir ce qu'ils veulent voir ou ne pas voir, dire ce qui leur plaît et ce qui les dérange foncièrement, enfin pratiquer la véritable vie de citoyen. C'est en réalité une télévision confisquée puisqu'on t'oblige à la financer sans avoir le moindre droit de regard sur l'information que tu attends. Ce que j'affirme aujourd'hui est que je suis prêt à épuiser jusqu'au bout mon énergie pour défendre mon droit le plus cher dans cette vie: mon droit à une vie dans la dignité, car nous sommes des citoyens et non pas des sujets. Vous êtes un artiste porteur d'un message social qui atteint le coeur même du peuple marocain, c'est de là que viennent toutes les peurs... Comme je l'ai dit auparavant, quand nous avons un discours qui parle de liberté et d'ouverture et de grands pas vers le futur, il faudra d'abord parler du présent et du passé sans qu'il y ait une coupure-choc entre hier et demain. Nous sommes obligés de nous rappeler de ce qui s'est déroulé dans le passé pour l'éviter à l'avenir. C'est de ce principe que je suis solidaire avec toute personne qui a un message à passer pour le bien de la société où elle vit. Qu'elle soit contre mes idées et principes ou à l'opposé de qui je suis, je suis obligé d'être solidaire avec le droit de chacun à ce qu'il est et à ce qu'il porte en lui comme pensée. Pour qu'une société évolue, il faut d'abord tabler sur les opinions des enfants de la nation qui sont porteurs de véritables projets de vrais changements et d'idéaux. Même si toutes ces opinions peuvent être contradictoires et différentes. Elles sont la base pour construire une assise solide pour des institutions viables dans le temps. C'est ce qui fait que je soutiens l'accumulation des productions nationales tout en gardant une porte grande ouverte sur les apports internationaux dans le cadre d'échanges culturels et humains, loin de l'hégémonie étrangère qui pourrait effacer notre identité et notre culture. Alors les portes de la télévision sont-elles réellement ouvertes ou pas ? La question, plus exactement : est-ce que ces fameuses portes sont-elles ouvertes à la liberté d'expression ou à la récupération. Une ouverture sur l'inconnu ne me toucherait jamais. Ce qu'il faut savoir, c'est que lorsqu'il y a une manifestation quelque part et que j'y participe, tout le monde est filmé et enregistré sauf moi. Quand je donne mon point de vue sur telle ou telle activité artistique ou politique, cela ne passe pas sur les chaînes de télévision qui l'ont enregistré. Est-ce que c'est moi qui ai interdit tout ce monde de la télévision de parler de ce que je fais, de mes tournées à l'étranger, de mes spectacles et de mes prises de positions. C'est encore moi qui ai interdit aux instances de tutelle de m'adresser des invitations pour assister à des festivals ou tout autre manifestation culturelle ou artistique! C'est dans ces proportions qu'il faut mesurer le degré de l'interdiction. Des cassettes ont été enregistrées pour des chaînes arabes, mais jamais elle n'ont pu atteindre leur destination comme cette fameuse cassette qui n'a pas pu atterrir à Al Jazeera. Pourquoi ? Vous comprenez que je ne demande aucun privilège, je veux juste ce que tout le monde peut avoir de la façon la plus simple au monde. Il ne s'agit pas de m'accorder un privilège. J'ai le droit d'exercer mon métier et on m'empêche de le faire. C'est là le fond de la question. C'est celui qui veut posséder la vérité absolue qu'il faut empêcher de sévir... Le sentiment de liberté dont je parle n'est pas tributaire non plus de mes productions. Je peux ne pas produire tout en me sentant libre de le faire quand cela s'imposera à moi. Vivre dans l'incapacité de faire son art et son métier, est un crime. On attaque l'humour et la critique au lieu d'attaquer le censeur et l'ennemi de la liberté de penser. Pour vos spectacles, vous avez besoin d'autorisation de la part des autorités... Vous savez rien que le mot autorisation est anti-liberté. Un acte hors-la-loi. Le mot autorisation est un masque de l'interdiction. Pour s'exprimer, parler, avancer ses idées et principes, nous avons besoin d'autorisation... c'est lamentable. J'accepte qu'il y ait une déclaration ou un Tasrih pour pouvoir donner un spectacle. Et quand on dit autoriser, cela crée d'emblée des séparations puisque l'on peut permettre à tel de faire ce qu'il veut et empêcher tel autre de le faire. Aujourd'hui au Maroc (et je tiens à ce que vous mettiez noir sur blanc ce que je veux dire) nous avons besoin d'une Intifada culturelle avec une presse indépendante et une justice indépendante. Car un pays avec une presse et une justice indépendantes, je tiens à le répéter, est un pays qui ira loin. Il n'y a rien à craindre pour un pays qui s'arme de deux valeurs aussi fortes. Ce qui se passe aujourd'hui c'est qu'il y a une minorité qui veut continuer à opprimer une majorité, et ceci ne peut jamais aboutir à rien de bon pour ce pays. Il faut que la majorité au Maroc soit sa minorité pour que ce pays fasse des pas en avant. Il y a des prémices, mais il faut persévérer et donner le meilleur de soi pour que cet état de fait change. On constate aussi que vous n'êtes pas dans une logique de défense de soi, mais que votre message prend des tournures de combat pour le droit de tous à la liberté. Quand je déclare une grève de la faim ou une manifestation pour défendre la liberté d'expression, je ne le fais pas pour moi tout seul. Je revendique la liberté pour tout le monde. Comment seront alors nos empreintes demain ? Sont-elles bonnes pour les gens ou néfastes pour le développement d'une nation? Ce sont les traces qui témoignent du passé d'un tortionnaire ou d'un démocrate. On est des laisseurs de traces. C'est dans ce sens que j'estime qu'il est de mon plein droit de demander à ce que mon art de la satire soit représenté dans les théâtres, à la télévision, que je puisse faire des films si je le veux... C'est le public qui est, en définitif, interdit. Les autorités veulent que l'on mange, que l'on parle, que l'on s'habille selon leurs goûts... Pourtant vous avez toutes les portes ouvertes à l'étranger... Vous savez qu'il est très facile pour moi d'aller dans une autre télévision à l'étranger et avoir toutes les émissions que je veux. Je pourrais aussi prendre ce type de tribune pour dénoncer ce qu'on fait à la liberté d'expression dans mon pays. Mais je refuse qu'on me dise d'accepter l'interdiction chez moi, pour devenir un exilé satellitaire. La liberté n'est-elle trouvable que sur les satellites. Je veux le changement en gardant les pieds sur la terre marocaine. Mais mon but le plus intime est de contribuer à ce qui se passe au Maroc aujourd'hui. Il est malheureux de rester dans une espèce d'impasse qui ne rime à rien. Les gens qui occupent la télévision marocaine parlent de portes ouvertes, moi aussi ma porte est ouverte. Je peux aussi demander aux gens de venir voir où je vis, de quoi je vis, comment je vis parce que je n'ai rien à cacher. C'est cela aussi le sens de la transparence. J'affirme aujourd'hui sur les colonnes de votre journal que je veux vivre libre par mon travail. Je veux présenter mon œuvre artistique devant le public et vivre décemment avec la sueur de mon front. Où est le mal dans tout cela ? Quel impact votre situation a sur votre entourage ? Ma fille que vous connaissez a 18 ans aujourd'hui. C'est l'âge même de mon interdiction. Ses amis lui posent des questions sur la censure qui me frappe auxquelles elle ne peut donner aucune réponse. Pour moi, rester vivant c'est s'exprimer et faire éclore ses idées, car les idées si elles restent prisonnières de notre intérieur, elles prennent des rides et périssent. Une idée qui n'est pas fructifiée est une idée qui meurt. Et quand nos idées sont décapitées, cela veut dire que nous sommes en train de nous décomposer à petit feu. Les organisations mondiales de défense des droits de l'Homme vous soutiennent toujours. Ce mardi, je suis invité à Barcelone avec Me Hajji par une grande organisation de défense des Droits de l'Homme. Il s'agit de Calam qui me demande de participer à une série de conférence pour parler de mon cas et de la réalité des droits humains dans le Maghreb. C'est dire que le combat continue.