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HANDICAPéE DANS L'INDIFFERENCE DEPUIS PRèS DE 45 ANS : Je vous accuse !
Publié dans La Gazette du Maroc le 31 - 07 - 2006

Je suis née à l'avènement du règne de feu S.M Hassan II. Je m'appelle Fadila. Je ne sais pourquoi on m'a toujours appelée Souad. Je suis handicapée du corps, mais pas de l'esprit. Je vais atteindre la cinquantaine dans très peu d'années. Si je ne suis pas acculée à rendre l'âme auparavant. Je suis livrée à l'incertain depuis ma naissance. Mes parents sont morts et je survis grâce aux maigres subsides de mes proches et aux antidépresseurs. Je n'ai jamais bénéficié de quoi que ce soit de la part de quelque administration que ce soit. Ni de quelque organisation caritative privée, d'ailleurs. En fait, je suis née sur cette terre marocaine et y ai vécu dans l'indifférence totale. Mes défunts parents ont longtemps appelé toutes sortes d'autorités médicales, administratives et sociales à mon secours. Je l'ai fait moi-même en tentant par deux fois le suicide. Raté. Aujourd'hui, j'ai compris que je devais vivre, ne serait-ce que pour vous dire ma désespérance, afin que l'alibi de « nous ne savions pas » soit infirmé. Je n'ai plus que la radio et la télévision pour tenter de comprendre votre monde. Le mien doit vous répugner. Vous ne voulez pas me regarder. Vous soulagez votre conscience par quelques gestes aussi maladroits qu'inutiles. Je veux maintenant devenir votre conscience longtemps ensommeillée. Je veux vous dire que je vous aime et que vous n'avez jamais songé à faire de même. Me remarquer, pour le moins. Pour vous, ma marocanité est non avenue. Moi je ne la répudierai jamais. Parce que je revendique ma citoyenneté et les droits qui en découlent. Je suis silencieuse depuis plus de quarante ans. Aujourd'hui j'ai décidé de parler pour vous asséner mes quatre vérités et surtout les vôtres. A nous.
Je vous accuse de m'avoir menti.Le propre d'une citoyenneté est de permettre l'égalité des chances. Durant quatre décennies, depuis que j'ai commencé à comprendre ce qu'on dit autour de moi, vous m'avez répété que j'avais droit à la dignité. J'en suis toujours dépourvue. Même pour mes besoins les plus intimes. Que d'océans de palabres sur le thème des Droits humains avez-vous débités sur vos médias officiels et privés ! Que de promesses faites et aussitôt
trahies : votre fameuse solidarité, pourtant inscrite dans la constitution, ne m'a jamais été présentée. Je ne la vois nulle part autour de moi. L'islam dont vous vous réclamez si pompeusement, valide-t-il votre arrogante indifférence à l'égard de notre communauté d'handicapés ? Comment osez-vous vous dire Musulmans quand vous regardez sans voir et entendez sans écouter ? «Vous ne recevrez la bonté divine que si vous offrez (aux autres) une partie de ce que vous aimez le plus», dit le Saint Coran. En dehors de mes parents qui ont emporté avec eux le chagrin de mes multiples détresses, personne ne m'a jamais démontré sa conformité avec ce verset. Que vais-je opposer à votre superbe, à votre poignante indifférence ? Les Saintes Ecritures ? La Constitution de notre «Monarchie constitutionnelle, démocratique et sociale» ? La Déclaration universelle des droits de l'homme ? Ou alors celles qui se rapportent à l'enfant-légume que je fus et à la femme fanée que je suis ? Le droit des minorités ? «Sourds, muets et aveugles, ils ne peuvent se rétracter», dit encore le Livre dont vous vous réclamez.
Je vous accuse de non assistance à personne en danger. «En péril mortel», dans mon cas. Dépourvue de mes muscles, ne pouvant faire travailler mes membres qu'à 4%, j'ai failli mourir à maintes reprises : les escaliers, les lits trop hauts, la montagne, la mer …sont devenus mes ennemis intimes. Mes amis intimes sont les idées noires qui m'ont habitée depuis que j'ai appris à lire dans les regards. J'ai y ai trouvé la pitié, la honte, la culpabilité, le fatalisme, le cynisme, l'indifférence, l'absence, l'indélicatesse…mais jamais une once de compassion. D'empathie. On m'a faite sainte, pourvoyeuse de prières. Maskiiiiiiiiiiina… On m'a dite habitée par un jînn de nationalité marocaine. Que n'ont-ils pas dit à mon propos ! Juste pour justifier leur lâcheté. Leur sens ambigu de la citoyenneté. Oui je ne connais pas tous les Marocains, un à un. Mais tous ceux qui ont eu à croiser ma misérable route, hormis mes défunts parents et certains de mes frères et sœurs, ont eu à mon égard un comportement pour le moins déshonorant. Certains n'ont pas hésité à me proposer le business de la mendicité. J'ai même reçu une offre d'achat de l'un de mes reins. Impotente, démunie, écrasée par les contraintes, immobilisée par le handicap, je n'ai jamais pu me défendre contre la lâcheté. Nos écoles apprennent-ils aux futurs citoyens la compassion, ou juste la tolérance ? Pourquoi n'ai-je jamais rencontré ces deux valeurs que je ressens moi-même, aujourd'hui, face à la détresse télévisée des Palestiniens, des Libanais, des Irakiens ? C'est donc bien en nous qu'il aurait fallu chercher les moyens de notre sécurité et notre sérénité. Non dans la projection antioccidentale. L'Occident est invincible parce qu'il n'ignore point ses citoyens les plus infériorisés par le destin. Nous continuerons donc à perdre les batailles civilisationnelles tant que nous n'aurons pas restauré la dignité des plus fragiles d'entre nous. Tant que chacun de nous n'aura pas acquis la même valeur qu'un citoyen israélien ou américain. Ceux qui nous ont occupés l'ont fait en empruntant exclusivement la voie de nos indignités. Durant toute ma vie, j'ai été en danger. Et vous n'avez pas été là.
Je vous accuse d'exclusion. Si, en effet, j'étais française ou même tunisienne, j'aurais été prise en charge par un ostéopathe, un kinésithérapeute, un(e) orthophoniste et, cerise sur le gâteau, des profs spécialisés. Je n'aurais pas passé près d'un demi-siècle au fin fond du mal-vivre, dans la crasse affective et corporelle. Vous êtes responsables de ma décrépitude existentielle. Vous m'avez exclu de ma citoyenneté, de la dignité, de l'humanité, de la vie. Qui, mes proches exceptés, peut s'enorgueillir de m'avoir, un jour, offert un morceau de savon de Marseille ou la moindre serviette hygiénique ? Je ne parle même pas de la nourriture et des soins quotidiens…Mon exclusion est totale : matérielle et morale, physique et affective, civile et individuelle. Sans appel. Je vous en accuse. Regardez bien ma photo. Comment puis-je vous pardonner dans l'état où je suis ?
Je vous accuse de fatalisme sadique. Vous transférez vos responsabilités à la fatalité que vous reconnaissez plus forte que vous. Qu'est-ce la politique alors, si ce n'est l'art d'affronter assidûment la
fatalité ? Quel rôle revendiquez-vous
donc ? Celui d'acteurs ou celui, bien plus pénard, de spectateurs ? A quoi pouvez-vous bien servir si vous ne me procurez pas les conditions minimales d'une vie à peu près digne ? Je ne vous demande pas de me refaire sainte de corps et sereine d'esprit. Je parle d'une attention minimale, d'un minimum de décence. Dieu m'a, certes, donné la vie. Mais il vous a doté de la capacité de simplifier ce qui peut l'être dans la mienne. Dieu n'est pas responsable de mon indignité. En la matière, votre fatalisme est plus que ridicule. Il est sadique.
Ces accusations ne sont pas le fruit d'un ras-le-bol ou le produit de quelque vilain stratagème. Car – sachez-le ! – je ne sollicite pas la pitié. La charité condescendante non plus. Je veux que vous sachiez que j'existe, que je suis marocaine et qu'après toutes ces années d'humiliations, je continue à aimer mon pays et mon Roi. La désespérance me rend visite à chaque instant.
Elle ne s'est pas encore transformée en désespoir. Mais – sachez-le aussi ! – même si j'étais bien portante, je ne me permettrais jamais de m'associer, fût-ce par la pensée, à ceux qui, se disant désespérés, entreprennent de nuire à la nation et à son Roi. J'ai trop souffert, et cela me permet de ressentir la douleur, surtout celle des victimes de l'innommable.
Je suis l'emblème de toutes les injustices existentielles qui font consumer l'humain à petit feu. Systématiquement. Cyniquement. Je n'ai pas les outils d'un tribun. J'articule lamentablement. Mais je passerai le temps qui me reste à vivre à crier de tout mon être meurtri pour vous réveiller. En attendant, je vis mal. Très mal. Etes-vous seulement là ?


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