Il y a des chasses aux sorcières très tardives. Mais quand elles sont téléguidées, elles sont tout bonnement risibles. La conscience des Européens suit des rythmes de fluctuation pour le moins déroutants. Le mois de juin aura connu deux grands sursauts de fausse conscience et de pudibonderie de mauvais aloi. D'abord un hors-série du Magazine littéraire pour faire le tour de la pensée de Martin Heidegger, philosophe allemand mort dans les années 70 du siècle dernier. Exégètes et néophytes s'exercent post-mortem pour «analyser», «scruter» la pensée et la vie de l'auteur de «Sein und Zeit» (être et temps). Quelques semaines plus tard, Le point (magazine français) sort un numéro avec en couverture la même photo que celle, utilisée pour le hors-série cité plus haut. Mais cette fois, c'est le lynchage qui prime. Heidegger serait un nazi qui a soutenu la politique de Hitler et des SS et les camps de la mort. Pour preuve, on nous cite quelques impressions sur des interprétations, mâtinées de quelques conclusions. Mais rien de concret. Comme si d'une publication à une autre, on a oublié que Martin Heidegger, assurément la plus grande conscience intellectuelle du XXème siècle avait dénoncé très tôt et Hitler et le nazisme. Et là, nous sommes lain des impressions et des vues de l'esprit. Témoignages directs, écrits, signés, assumés par des hommes tels Jean Baufret et d'autres. Compagnons de Heidegger, traducteurs, analystes qui ont posé le problème de cette fausse implication, en soulignant des faits : démission de son poste de recteur de l'université de Friburg en guise de protestation sur les nouvelles directives imposées par le régime hitlérien. Sans oublier son refus de laisser brûler lors d'autodafés des livres écrits par des juifs. Dans le même ordre d'inquisition intellectuelle, l'Europe retire un prix largement mérité à l'un des écrivains les plus sûrs de la littérature universelle moderne, l'Autrichien Peter Handke. Motif ? Sa présence lors de l'enterrement de Slobodan Milosevic, mort de façon bizarre en prison. Assister à un enterrement serait-il un aveu de soutien à la politique de Milosevic ? Oui et non. Oui, parce que Handke a le droit d'aller sur la tombe de qui il veut. Non, par ce que tout n'est pas dit sur la Yougoslavie de Milosevic. Et les Croates, Slovènes, Bosniaques, sont loin d'avoir les mains propres dans le bain de sang des Balkans. Hier, on a suivi en spectateurs l'embrasement de la région alors que Handke prenait ses responsabilités d'écrivain pour tenter d'abord une compréhension avant de juger. Hier, l'Europe a fermé les yeux sur l'épuration ethnique des uns et des autres. Handke, lui, mettait beaucoup de faits sous la lumière de la réalité ou du moins d'une réelle volonté de ne pas accuser hâtivement. Donc un prix retiré et une mise au ban de la société des bien-pensants, parce que Handke, lui, pense mal ! Aussi, un homme, penseur de surcroît, n'a-t-il pas le droit de prendre ses distances avec le pré-établi, en l'occurrence un consensus très douteux pour faire des Milosevic et d'autres l'incarnation du « mal » en Europe ? Quand les USA désignent des Etats comme «axe du mal», l'Europe, elle, pourchasse des individus. Sauf que dans un cas comme dans l'autre, l'Europe, en perte de vitesse, joue un suivisme dangereux. Heidegger et Handke, d'un seul tenant, dans une Europe de plus en plus fermée, au puritanisme de circonstance qui liquide, au choix, ce que la pensée universelle a produit de mieux depuis Nietzsche… Pauvre Europe.