“ On a trop exagéré cette affaire ” Maître Benhammou est persuadé de l'innocence de ses deux clients Noureddine Gherbaoui et Mohamed Chadili, membres présumés du groupe “ Salafia Jihadia ”. Il nous livre dans cette interview ses impressions sur cette affaire et les raisons qui le conduisent à estimer qu'on lui a accordé plus d'importance qu'elle mérite. La Gazette du maroc : qui sont les accusés dont vous assumez la défense et pourquoi l'avez-vous acceptée tandis que d'autres avocats ont refusé de le faire ? Taoufiq Moussaif Benhammou : j'ai été contacté par les familles des deux détenus Noureddine Gherbaoui et Mohamed Chadili le 19 Juillet 2002, qui m'ont alerté qu'ils avaient été enlevés de leurs domiciles au quartier Oued Dahab à Salé le 17Juillet 2002. J'ai déposé alors une plainte pour enlèvement et j'ai également contacté les autorités administratives et judiciaires compétentes… Mais, j'étais surpris le 31 juillet, d'apprendre qu'ils étaient présentés, en état d'arrestation, devant le procureur général du Roi de la cour d'appel de Casablanca, pour formation d'une bande criminelle, et autres crimes dont ils étaient accusés. C'est pour cette raison que j'ai accepté de défendre ces deux personnes, tout en étant convaincu de leur totale innocence. Je suis persuadé qu'il n'existe aucune relation entre eux et le présumé groupe Salafia Jihadia. Ils mènent une vie normale, et ils n'ont jamais été membres d'aucun groupe ou organisation et ils n'ont aucun lien avec les crimes commis par le dénommé Youssef Fikri. Mais en fait, ils entretenaient une relation avec Youssef Fikri ? Mohamed Chadili était un voisin de Youssef Fikri, qui habitait également le quartier Oued Dahab à Salé pendant un certain temps. Il l'a rencontré à deux reprises, la première fois pour lui prêter la somme de 1.500 DH, et la seconde fois Y. Fikri lui a remis un sachet en plastique contenant une tenue de gendarme et des menottes, en prétendant qu'elles appartenaient à un ami, et qu'il récupérera dès son retour de voyage. Mon client a accepté de garder ce sachet en raison de sa bonne foi, jusqu'à son arrestation par la police. En ce qui concerne Noureddine Gherbaoui, il a rencontré Youssef Fikri, dans une mosquée, et ce dernier lui a vendu deux téléphones portables et deux montres. C'est tout ce qui lie mes deux clients à Youssef Fikri. Comment percevez-vous donc cette affaire ? Du point de vue juridique, cette affaire est tout à fait ordinaire, et ressemble à tant d'autres, où des gens commettent des faits interdits par la loi. Les tribunaux regorgent de ce type d'affaires, et ils rendent leur jugement en toute sérénité et sans tapage médiatique. Mais dans des circonstances pour le moins surprenantes, le ministère de l'intérieur et celui de la justice ont donné à l'affaire une dimension qui dépasse de loin ce qu'elle méritait en considérant que les prévenus appartenaient à un groupe appelé “ Salafia Jihadia ” doté d'une organisation minutieuse, et dont les activités touchent les quatre coins du pays. Mais en consultant le dossier, on découvre que les accusés sont des personnes qui n'ont aucune formation scientifique, ni en études islamiques, ni en sciences sociales ou naturelles. Des individus pauvres, sans aucun métier ou profession. Ils n'ont de liens avec aucun cheikh du salafisme, ni avec aucune organisation salafite internationale. Ce sont des personnes simples, poussées par l'extrême pauvreté et l'ignorance à commettre des crimes tout à fait ordinaires, qui peuvent êtres perpétrés par n'importe quelle personne se trouvant dans leur situation. De plus, ces forfaits n'ont aucune relation avec la religion ni aucune organisation salafite. Mais les justifications des crimes sont d'ordre religieux, en prétextant le commandement du bien et la prohibition du mal ( amr bi Almaârouf wa nahii âni Al Mounkar) , ou dans la perspective de changer une société qui serait impie. Changer le monde ne s'effectue pas en s'attaquant à des gens innocents, ou en procédant au pillage et au meurtre comme on accuse ces personnes. On ne peut pas lier ces crimes au commandement du bien et la prohibition du mal, qui doit s'effectuer par le biais de la persuasion et la bonne parole. Par ailleurs, aucun accusé n'a avoué cela, en particulier mes deux clients qui ont déclaré devant le procureur général du Roi et devant le juge d'instruction qu'ils n'ont jamais poursuivi cette mission, et qu'ils ne disposent pas de connaissance suffisante en théologie pour prétendre l'effectuer. Quels sont donc, à votre avis, les véritables ressorts de cette affaire, et qui vous amènent à considérer qu'elle a été sciemment exagérée ? On peut comprendre cette affaire à travers trois dimensions : primo, les élections législatives sont proches et le gouvernement a eu un bilan médiocre. Son seul rival est le PJD en raison de sa forte implantation, et la sympathie qu'il suscite auprès de larges catégories de la population. Certains journaux, notamment Alitihad ichtiraki, Libération et Al Ahdat Al Maghribia, ont essayé de lier cette affaire à cette catégorie de criminels ordinaires qui se prétendent pieux, appartenant à ce groupe que la police a baptisé “ Salafia Jihadia ”, et le parti du PJD ainsi qu'Al Adl Wal Ihsane. Ceci a pour but d'entretenir l'amalgame, et de laisser penser que c'est le vrai visage du mouvement islamiste qui n'accepte pas la démocratie, et le droit à la différence. Cet amalgame est donc tendancieux et non fondé. Secundo, la Direction de surveillance du territoire (DST) est également impliquée dans cette affaire, car c'est elle qui a procédé à l'enlèvement de mes deux clients. Nous connaissons les pratiques illégales auxquelles elle s'adonne depuis des années, et nous savons qu'elle n'est soumise à aucun contrôle, et se comporte comme un Etat dans l'Etat. Mais pour redorer son blason après les dernières révélations qui ont terni son image, et pour démontrer qu'elle protège le pays et assure sa sécurité, elle a prétendu donc au départ qu'elle a arrêté une cellule dormante de l'organisation Al Qaida. Et maintenant elle déclare découvrir une organisation qui veut troubler l'ordre public en perpétrant des meurtres et en usant de violence. Tertio, le Maroc s'est engagé dans ce qui est désormais appelé la campagne internationale de lutte contre le terrorisme. Et si on vérifie de très près la liste des organisations terroristes établie par les Etats-Unis, on va découvrir qu'elle est formée essentiellement d'organisations salafites. On peut comprendre donc que cette action de la DST vise les groupes salafites au Maroc qui sont dépourvus de cadre juridique légal, et n'agissent dans le cadre d'aucun parti politique ou association ou club. Ce sont des personnes qui ont une lecture spécifique des textes religieux, et qui sont souvent les adeptes de Cheikhs qui leur dispensent des cours de théologie et d'éducation islamique. Pour le régime, c'était donc une occasion pour découvrir ces groupes dont il ignorait la force, l'organisation, les principes et les objectifs, tout en essayant de les orienter et de les instrumentaliser à son compte et aussi pour prouver que le Maroc participe activement à cette campagne de lutte internationale contre le mouvement le plus proche de la pensée d'Oussama Ben Laden, en l'occurrence le mouvement salafite. Telles sont donc, à mon point de vue, les raisons qui peuvent aider à comprendre tout le tapage qui a entouré cette affaire ordinaire; avec des faits ordinaires imputés à des gens ordinaires. Mais, je pense que c'est à la Justice marocaine de trancher.