L'étrange écho qu'a eu au Maroc seulement la mystification du tsunami du 25 mai est révélateur d'un état d'esprit, toujours plus réceptif aux poussées d'obscurantismes. Traduction des angoisses d'une société aux prises avec sa difficile mutation, il rappelle la primauté de l'effort d'intégration sociale et de renouveau culturel si on ne veut pas se résigner à la fatalité de la régression... Etrange coïncidence : alors que l'académie des sciences et des techniques venait d'être installée par le roi à Agadir, une rumeur n'a cessé de s'amplifier au cours de la semaine écoulée à propos d'un gigantesque tsunami qui devait submerger le littoral atlantique marocain jeudi 25 mai dernier. Ce parallèle, même dû au hasard, ne manque pas d'être révélateur. La nécessité de promouvoir les sciences et les techniques, apparaît plus cruciale que jamais dans un contexte où l'accumulation des échecs et des déficits sociaux et culturels n'a cessé de favoriser la régression vers diverses formes de superstitions et d'obscurantisme. Depuis quelques semaines, était apparue sur Internet une « prévision » d'un ex-aviateur français du nom d'Eric Julien qui s'était déjà signalé par des récits fumeux sur ses rencontres avec des extra-terrestres. Alors que personne n'avait accordé le moindre intérêt à ses élucubrations, c'est au Maroc que sa dernière trouvaille a provoqué un petit vent de panique. Un fragment de météore allait, selon lui, tomber dans l'océan atlantique et occasionner un tsunami qui allait raser les côtes, est-américaines et ouest-africaines. Cette nouvelle apocalyptique fut répercutée par plusieurs internautes, avec des variantes plus détaillées indiquant les villes et régions du Maroc qui seraient englouties et même l'heure précise du cataclysme. La rumeur s'amplifiant, elle a été reprise par les journaux et jusque par la chaîne Al Jazeera le lundi 22 mai. Le changement intervenu en début de semaine dans la météo a été aussitôt interprété comme un signe et un nombre grandissant de personnes ont commencé à scruter les mouvements de l'océan sinon à prendre leurs dispositions pour quitter le littoral avant le jeudi fatidique. Ni les autorités ni les grands médias audio-visuels n'ont jugé nécessaire de démentir une fable aussi sinistre. Seul un communiqué des services météorologiques est venu indiquer que nulle prévision sortant de l'ordinaire n'était à signaler et que les centres les plus spécialisés comme la Nasa n'ont rien observé d'inquiétant dans la trajectoire de la comète. Succès d'un canular Pourquoi la prédiction farfelue d'Eric Julien a-t-elle pu susciter un écho, inespéré pour son auteur, seulement au Maroc? Un quotidien a même rapporté que les tracts auraient circulé affirmant que le tsunami de la fin du monde allait venir en punition des turpitudes de nos contemporains. Il faut rappeler que déjà le tsunami, bien réel celui-là, qui avait frappé les rives asiatiques de l'océan indien en 2004 avait donné lieu à un délire d'interprétation, jusque dans le journal islamiste « Attajdid », selon lequel le cataclysme était une punition divine des débauches engendrées par le tourisme. Déjà à ce moment certains prédisaient un sort analogue au Maroc. Tout en tenant compte de l'effet amplificateur des médias modernes (télés satellitaires, Internet), on peut ici mesurer le degré de perméabilité de larges franges de la société marocaine aux diverses formes d'obscurantisme. Ceci traduit une fragilité qui n'a cessé, au cours des dernières décennies, de marquer les perceptions et les imaginaires dans une société en proie à la perte de ses anciens repères et à la paupérisation alors que l'enseignement est en faillite déclarée. Le « canular » du tsunami de jeudi dernier en est bien l'illustration. Que montre-t-il ? Tout d'abord il y a le présupposé selon lequel les phénomènes naturels ne sont que l'expression d'une intention supérieure visant le plus souvent à punir les hommes pour leurs péchés. Tout est centré sur ces derniers sans que l'on puisse supposer que les séismes et autres phénomènes aient lieu même en l'absence des hommes (sur Terre comme sur les planètes inhabitées). Ceci est centré sur une culpabilité généralisée dont l'aspect lié aux mœurs est le plus souligné. Cette culpabilité est, en fait, liée à la désagrégation des anciennes structures et modes traditionnels d'existence auxquels on ne peut plus être conforme. L'urbanisation accélérée n'ayant pas eu pour corollaire des structures nouvelles qui ne vouent pas à l'exclusion et à la précarité et une culture plus ouverte et plus propice à la créativité dans tous les domaines, c'est le désarroi de larges couches non ou mal intégrées qui est devenu prédominant. Désarroi et culpabilité C'est ce terreau qui a favorisé la tendance à l'obscurantisme. Celui-ci fournit des réponses simples aux angoisses liées aux nouvelles conditions d'existence. C'est ainsi qu'il a pu gagner du terrain, nourrissant l'idéologie ambiante et s'installant au cœur des écoles et des facultés. Il y a là l'expression d'un désarroi plus diffus, source de peurs et de culpabilité et en même temps, le recours à des formes de protestations et de reconstruction de repères de compensation (sur des modèles mythiques) que l'idéologie islamiste fournit à satiété sous des formes plus ou moins « soft » ou dures. C'est ce qui a conduit plusieurs sociologues et politologues à considérer que, malgré ses archaïsmes et ses mythes, l'islamisme constitue un facteur de socialisation et de passage à une certaine modernité dans les sociétés arabo-musulmanes en mal de mutation. Il en résulte, en tout cas, que l'un des enjeux vitaux de l'évolution actuelle du pays est celui de l'intégration sociale où la dimension culturelle est primordiale. L'échec du système instauré depuis l'indépendance qui n'a pu favoriser cette intégration a conduit à la situation problématique actuelle où les risques de régression ne peuvent être ignorés. C'est à un défi aussi redoutable que l'expérience de «transition démocratique» actuelle se trouve confrontée. Ce qui implique que les choix et les actions devant impulser cette intégration se situent sur un double plan, social et culturel. L'accent mis aujourd'hui sur les programmes de développement humain est le signe d'une prise de conscience. Une dynamique est amorcée dont le renforcement et l'efficacité seront mieux soutenus si, en parallèle, la gouvernance est rendue plus rigoureuse dans tous les domaines (services administratifs, finances publiques, justice, lutte contre la corruption, les privilèges et passe-droit, etc). Il s'agit à la fois d'améliorer les conditions favorables à l'investissement productif et de conférer plus de crédibilité à l'appareil de l'Etat pour susciter plus de confiance et moins de désespérance au sein des couches sociales vivant l'exclusion et la précarité. Parallèlement il ne faut pas se résigner à l'emprise des idéologies les plus conservatrices et les plus régressives comme à une sorte de fatalité ou à un tsunami de l'irrationnel devant lequel on serait impuissant. Sur ce plan, il est indispensable de mettre à contribution les grands médias tels que les radios et les chaînes de télévision ainsi que les supports de diffusion de masse (cassettes audio, DVD, brochures, etc) pour diffuser à grande échelle un savoir accessible sur les différentes écoles de pensée en Islam, y compris celles qui réfutent les discours islamistes. Cette relativisation des interprétations de la Tradition islamique est, malgré les difficultés et les réticences qu'elle peut comporter au départ, incontournable si on veut faire contrepoids à l'idéologisation et la politisation forcenées de « la référence » à la religion. L'enjeu culturel Même si cela semble encore être une gageure, il est essentiel que cette approche plus ouverte à la raison et au pluralisme contribue à établir des repères moins sommaires que ceux fournis par la vulgate devenue prédominante. Il faut faire entendre que personne n'est dépositaire de la vérité absolue en matière religieuse ou dans les autres domaines. A la pensée magique et mythique il s'agit de substituer les exigences des savoirs et des cultures vivants. Il existe désormais une production très diversifiée des penseurs et des chercheurs musulmans novateurs qui devrait pouvoir être davantage diffusée et mise à la portée d'un large public resté jusqu'ici la proie des discours les plus fermés et souvent les plus obscurantistes. L'effort en matière culturelle est censé aussi porter sur des connaissances de base que les médias audio-visuels et écrits devraient davantage diffuser. Des chaînes thématiques (comme il en existe même en Egypte) devraient pouvoir relayer l'école et l'université défaillantes. Quant à la question de l'enseignement, de sa réforme si difficile à mettre en œuvre et surtout de sa prise en charge effective, elle reste un sujet de préoccupation parmi les plus ardus. Là aussi la résignation ou l'indifférence cynique ne feront qu'entériner la régression. Même si le problème est difficile à aborder, des choix plus nets et une politique plus énergique devraient aboutir à dépasser les demi-mesures et à mettre tout un chacun, à commencer par les enseignants, devant ses responsabilités. Il est vrai que les phénomènes de régression idéologique et culturelle, dont l'obscurantisme est le symptôme le plus criant, ne peuvent être dissociés des problèmes et des conflictualités liés à l'exclusion et à l'intégration sociales. Cependant il est évident que, pour ne pas s'y résigner, il faut se donner les moyens d'une action d'envergure sur les plans culturel et idéologique aussi. Autrement on devrait s'attendre à ce que la menace du tsunami obscurantiste et irrationnel ne soit pas seulement imaginaire.