A l'aube de cette matinée hivernale, quelques voyageurs se précipitent dans le froid vers la porte d'entrée du port « Tanger ville », pour traverser le détroit. Un peu plus loin, à l'écart, un groupe de femmes rassemblées devant la porte de la gare maritime pour rejoindre les services de l'ANAPEC, dont les responsables sont déjà sur place. Il s'agit des ouvrières de fraises et de fruits rouges, qui vont prendre la direction de l'Andalousie et plus exactement la province de Huelva, dans le cadre de la campagne de migration circulaire 2020, mis en place par les autorités marocaines et espagnoles depuis 2001 déjà, et géré en grande partie par l'ANAPEC depuis 2005. Hespress Fr a rencontré ces femmes, une quarantaine, avant leur embarquement. Leurs histoires, aussi différentes les unes des autres, se rallient toutefois dans un seul point: Gagner assez d'argent pour subvenir aux besoins de leurs familles, et se garantir une retraite digne. Pour cette nouvelle décennie, ce sont 16.500 ouvrières marocaines, majoritairement natives de l'Oriental, qui iront travailler dans les champs de fraise et fruits rouges à Huelva à la demande des quelque 800 sociétés espagnoles et 5 associations avec lesquelles collabore l'ANAPEC. 11.000 sont des « répétitrices » qui y vont chaque année et depuis plus d'une décennie, tandis que 5.500 sont des nouvelles. La majorité de ces femmes sont mariées et ont des enfants. « Un critère sur lequel insistent énormément les employeurs espagnols » et sur lequel se base l'ANAPEC dans sa procédure de sélection annuelle des ouvrières. « Une sorte de garantie et de sécurité pour les associations et entreprises avec qui nous collaborons », nous explique une source au sein de l'ANAPEC. Cette année, souligne notre source, la campagne de migration circulaire a commencé un peu plus tôt que prévu, soit en décembre 2019, pour des raisons climatiques. Ainsi, près de 780 ouvrières saisonnières, répétitrices, ont déjà rejoint leurs postes en Espagne, tandis que les autres les rejoindront au fur et à mesure, notamment durant ce mois de janvier, mais aussi en février, mars et jusqu'à avril. Photo Soufiane Fassiki La cueillette des fraises, un travail qui paye ! Drissia, 40 ans, est ouvrière native de Kénitra se rend chaque année à Huelva, depuis 12 ans, pour travailler dans les champs de fraises. Mariée et mère de deux enfants, une fille et un garçon, chaque mois Drissia envoie une partie de son salaire à sa famille, précisément son époux, au chômage depuis 5 ans, pour subvenir à leurs besoins. « Nous commençons le matin de 8h pour finir à 14h. L'après-midi est libre. Après, si l'employeur a besoin d'heures supplémentaires, nous les assurons si nous ne sommes pas trop fatiguées. Des fois même, c'est nous qui proposons de faire des heures supplémentaires, puisqu'il n'y a pas grande chose à faire l'après-midi. Et ça paye bien, on peut sortir avec 65 à 70 euros par jour avec les heures supplémentaires soit 700 dhs. Un bon pactole », confie-t-elle à Hespress Fr. Interrogée sur les conditions de travail, de logement et surtout le traitement des patrons, Drissia se dit « contente » tout d'abord de l'ambiance qui règne dans les logements des ouvrières, qui, au fil des campagnes se sont liées d'amitié, et se serrent les coudes. Elles ont droit à des douches chaudes, poursuit-elle, les équipements de cuisine nécessaires et aussi une télévision pour regarder leurs programmes favoris. « Je n'ai jamais rencontré de problèmes durant toutes ces années de travail. Ce n'est pas le paradis certes, mais il faut juste avoir de l'endurance et bosser dur. Celles qui l'ont, travaillent en toute tranquillité, et on est payé selon notre rendement. Pour les heures de repos, je reste à la maison, mais si on veut sortir, on peut le faire ». Photo Soufiane Fassiki Pendant toutes ces années de travail, Drissia nous raconte qu'elle a pu construire une maison, et assurer la scolarisation de ses enfants. « Je me demande d'ailleurs, comment j'aurais pu m'en sortir sans ce travail », s'est-elle interrogé. « Au Maroc (Kénitra) je travaillais de 7h du matin, c'est-a-dire que je sortais à l'heure du Fajr (entre 5h et 6h du matin) et je rentrais à l'heure du maghreb, soit 7 heures de travail pour 65 ou 70 dhs. Qu'est-ce que je vais pouvoir faire avec 70 dhs par jour ? Nourrir mes enfants, assurer leur scolarisation, payer le loyer et les factures?. Ce n'était pas évident. Je me suis donc dit qu'il vaut mieux travailler durement en Espagne et être bien rémunérée que rester au Maroc et mendier« , a-t-elle dit. Ainsi, Drissia se réjouit de son travail à Huelva qui lui a permis, notamment, de sortir de la petite bulle du monde rural, devenir autonome, avoir une certaine liberté et indépendance, mais le plus important, subvenir aux besoins de sa famille. Cela dit, Drissia, ainsi que les autres ouvrières interrogées, souhaitent qu'on régularise leur situation. « Cela fait 10 ans que je pars travailler à Huelva et les autorités n'ont toujours pas trouvé une solution à notre situation, alors qu'on nous a donné un délai de 5 ans pour nous établir nos papiers de résidence, mais toujours rien. Il y a des femmes qui ont eu droit aux papiers, d'autres non« , a déclaré à Hespress Fr Samira, ouvrière de Sidi Bennour, âgée de 41 ans. Demande pressante: la régularisation « On nous a également dit, que si nous voulons avoir nos papiers, il fallait rester là-bas au moins 5 ans. Toutefois, et en ce qui me concerne, je ne peux pas laisser mes enfants, et ma famille pendant 5 ans, surtout que rien n'est garanti. Je peux avoir mes papiers, comme je peux ne pas les avoir. En tout cas, on nous a promis les papiers mais rien n'a été fait », a-t-elle ajouté. En effet, selon notre source au sein de l'ANAPEC, les ouvrières marocaines travaillent dans les champs de fraise et de fruits rouges en Espagne dans le cadre d'un contrat saisonnier de 6 mois, qui peut être reconduit jusqu'à 9 mois, à la demande des employeurs espagnols, et dans le cas où la saison est prolongée. Photo Soufiane Fassiki Concernant la régularisation de leur situation administrative, notre source relève que cela reste compliqué, notamment pour le voisin espagnol, mais reste « faisable« . Elle souligne toutefois que «ce n'est pas une chose qui se fait du jour au lendemain, et plusieurs femmes ont vu leur situation régularisée, grâce notamment à la volonté de l'employeur de rendre cela possible ». La campagne de migration circulaire a été émaillée, ces deux dernières années, par plusieurs polémiques autour du harcèlement sexuel des ouvrières marocaines. Des accusations, par ailleurs, ignorées par les autorités espagnoles, mais également marocaines, qui ont affirmé qu'il s'agit « de cas isolés ». Questionnées sur ce point, Drissia et Samira nous ont toutes les deux fait savoir qu'elles ont toujours été bien traitées par leurs patrons durant toutes ces années, et qu'elles n'ont jamais été victimes d'aucune forme de harcèlement, ni entendu parler de ces cas dans leur petit réseau d'ouvrières à Huelva. « Là-bas (Huelva) il n'y a que le travail qui compte et qui paye. Ici, (Maroc), il n'y a non seulement pas de travail, mais quand il y en a, c'est très mal payé. Si tu travailles dignement et correctement, et que tu ne cherches pas les embrouilles, tu passes ta période de travail tranquille sans aucun souci, et tu rentres avec un bon pactole pour faire plaisir à ta famille et tes enfants. Comme j'ai dit, la seule chose qui nous préoccupe aujourd'hui, c'est la régularisation de notre situation», nous dit-elle en guise de conclusion.