Dans une scène politique morne et sans relief, où tout porte à l'ennui, le PJD arrive encore à fournir un peu de spectacles, du suspens et du débat. Ce qui s'est passé dimanche dernier au Conseil national du parti islamiste ressemble aux actes d'une tragédie, dans son sens théâtral évidemment, où un chef se voit déchu et exclu par ceux-là mêmes qui l'avaient autrefois adulé et porté aux nues. Si cette séquence politique était une pièce de théâtre, elle serait Jules-César de Shakespeare. En regardant les visages de ceux qui validaient sa «mise à mort» politique, Benkirane aurait pu s'exclamer: «Toi aussi, mon fils !». Car parmi ces visages il y avait des camarades d'un combat de plus de quarante ans et d'autres, plus jeunes, qui lui vouaient une admiration sans limites. Mais comme Brutus, fils adoptif de César qui a retourné les armes contre lui, ces derniers légitimeraient leur décision en disant: «j'aime César, mais j'aime Rome davantage». Mustapha Ramid, principal meneur du camp du «non» à un troisième mandat de Benkirane, exprimait la même idée en expliquant dimanche que l'intérêt du PJD, son image, sa démocratie interne seraient abimés si le parti changeait ses statuts pour satisfaire le souhait de son actuel Secrétaire général La décision du Conseil national du PJD met probablement fin à la carrière politique de Abdelillah Benkirane. Sauf revirement spectaculaire lors du prochain congrès du parti, prévu dans quelques semaines, on ne voit comment l'ancien chef du gouvernement pourrait surmonter un tel coup dur. Et pourtant, pendant quatre décennies de vie politique et militante, l'homme a connu de nombreux épisodes difficiles et éprouvants. Il a vécu les conséquences de l'appartenance à un mouvement islamiste radical, la prison, les désagréments de l'action clandestine, l'exclusion de la vie politique, les difficultés à faire accepter un parti islamiste au Maroc, la menace de dissoudre le PJD, les tourments du pouvoir... et il a toujours réussi à s'en sortir. Mais les six derniers mois ont été sans doute les plus pénibles de sa vie politique. Six mois où il fallait affronter ses frères, ses proches ; ceux avec qui il a fait du PJD le premier parti du pays. Benkirane a été sans doute la principale attraction politique des dix dernières années. Un phénomène de communication sans précédent. Son style agaçait certains et fascinait d'autres, mais ne laissait aucun indifférent. A la tête de son parti, il a marché sur ses adversaires et a remporté trois élections consécutives, sans que l'usure du pouvoir n'impacte sa popularité. Benkirane superstar. A partir de 2011, le PJD se confondait avec la personnalité de son secrétaire général. «Le parti, c'est moi» semblait dire Benkirane dans ses interventions. Une forme d'hubris, d'ivresse du succès qui a fini par causer sa chute. Abdelillah Benkirane a oublié que malgré ses talents personnels, le PJD a toujours été un parti collégial. Le PJD est resté malgré tout une Jamâa, une collectivité qui n'admet pas les excès d'individualité et les égos des personnes. Raissouni ou Ramid n'ont pas manqué de rappeler récemment cette règle à Benkirane. Ce dernier a été également victime de ses propres armes et mode de fonctionnement . Ainsi, Benkirane a fait du pragmatisme une manière de voir le monde, de gérer les rapports de force et de saisir les occasions quand elles se présentent. Fin calculateur et doté d'une grande intuition, Benkirane choisissait toujours la solution la plus pragmatique, présentant le plus grand intérêt pour le parti, afin de gérer sa relation avec la monarchie et les autres institutions politiques. C'est au nom de ce pragmatisme, de l'intérêt du PJD et des rapports de force avec le Palais, que les adversaires de Benkirane l'ont envoyé dimanche à ce qui ressemble à une retraite politique forcée.