Les cas d'immolation sont en croissance au Maroc, ce qui témoigne d'un désespoir grandissant auprès d'une partie «vulnérable» de la société. Le cas le plus récent de Mmi Fatiha, cette vendeuse de crêpes qui s'est donnée la mort après qu'un agent d'autorité l'a giflée, a créé une large vague d'indignations. Pourquoi mettre fin à ses jours en guise de protestation ? Pourquoi le feu ? Réponse avec Ghita El Khayat, médecin psychiatre, psychanalyste diplômée des Universités de Paris et anthropologue spécialiste du monde arabe. Pratiquée depuis plusieurs siècles pour des raisons religieuses ou politiques, l'auto-immolation est assimilée depuis 2010 au monde arabe, à la mémoire de l'acte désespéré du Tunisien Mohamed Bouazizi qui avait déclenché la révolution du Jasmin en Tunisie en 2011. Le Maroc n'est pas épargné par ces «torches» vivantes qui agissent ainsi comme signe ultime de protestation, souvent contre l'injustice, parfois même pour des problèmes d'ordre personnel. A telle enseigne que s'asperger d'essence, craquer une allumette et mourir dans d'atroces souffrances... est devenu un phénomène récurrent qui inquiète face justement à la cruauté de l'acte. Ces derniers temps, c'est une femme qui franchira ce seuil fatidique pour dénoncer l'injustice qu'elle a subie, ayant été giflée par un agent d'autorité qui aurait également saisi sa marchandise. Pourtant, Mmi Fatiha, vendeuse de crêpes de son état, est une femme d'un certain âge, mère de famille et en charge de son propre père, et ne présente pas le profil «habituel» de ceux qui s'immolent pour crier à l'injustice. La scène morbide a provoqué une vague d'indignations au Maroc et ailleurs, surtout que la personne qui filmait la scène, de l'intérieur du bâtiment du 6ème arrondissement de Kénitra, ne lui a porté aucun secours et a continué à filmer tranquillement le corps que le feu dévorait dans une lente et douloureuse agonie. Le point de non-retour ! Pour mieux appréhender ce phénomène, il est important de comprendre l'état de désespoir atteint pour décider de mettre un terme à sa vie, et surtout de cette manière tellement douloureuse qu'est l'immolation par le feu. Pour Ghita El Khayat, médecin psychiatre, psychanalyste, et anthropologue spécialiste du monde arabe, «le problème est double; il est social et psychologique : il faut être arrivé au bout de ses capacités d'adaptation à la réalité ou de ressentir une extrême colère ou les deux à la fois, ce qui favorise le passage à l'acte qui a pour but de mobiliser la sensibilité des personnes survivantes. C'est un acte de désespoir qui inclut une mise en scène morbide mais très souvent politique (Yan Pallack, Mohamed Bouazizi, les bonzes en Mongolie : ces suicides historiques ont fait des émules dans la manière de mettre fin à ses jours)». Bien évidemment, l'acte lui-même est précédé, souvent pour ces types de suicide, par une mise en spectacle où sont interpellées les personnes qu'on veut marquer, et surtout culpabiliser par cet acte. D'ailleurs, parmi les gens qui s'attroupent autour de la personne aspergée d'essence, certains entament un dialogue pour essayer d'empêcher ce drame imminent. Ces quelques minutes suffisent-elles pour autant à dissuader ces personnes au bord du désespoir ? Pas si sûr, vu l'état psychologique dans lequel se trouve l'auteur. «Celui qui commet cet acte est dans un état de détermination suicidaire totale, aveuglée et aveuglante (les flammes : c'est cela la symbolique la plus évidente). Mais dans l'acte, il y a la volonté farouche de culpabiliser un maximum de personnes; encore plus fort que par la défenestration ou la pendaison qui sont des actes plus solitaires...», analyse Ghita El Khayat, qui est également l'auteur de nombreux articles et livres sur la condition féminine dans le monde arabo-musulman, les métissages culturels, les arts et les phénomènes culturels actuels. Candidate au prix Nobel de la paix en 2008 et Chevalier de l'ordre du Trône, Ghita El Khayat souligne néanmoins que le choix du feu ne représente aucune symbolique si ce n'est «un moyen très spectaculaire -et atroce- de se donner la mort, qui est très terrifiant pour un spectateur de l'acte; c'est aussi une revendication de la publicité autour de l'acte de mourir, en public». C'est d'ailleurs toujours en public que ces auto-immolations ont eu lieu. Comme en Tunisie où Bouazizi, du haut de ses 26 ans, s'est immolé devant le gouvernorat à Sidi Bouzid. Au Maroc, ces actes atroces sont perpétrés dans des lieux symboliques. A l'image de ce marchand ambulant d'Agadir qui s'était immolé dans le bureau même du procureur du Roi, ou encore ce porteur de colis qui s'était immolé devant le poste-frontière à Ceuta, sans oublier l'insolite immolation d'un jeune entrepreneur lors d'un meeting du PJD à Aknoul pour protester contre le retard du Conseil municipal dans le remboursement de ses dûs... Si, là encore, notre psychiatre insiste que le choix du lieu n'a aucune symbolique, elle précise toutefois que «le lieu est choisi pour frapper les esprits d'un maximum de gens et c'est pour cela que le feu est le moyen choisi. En général, c'est à l'extérieur, dans la rue, sur une place, là où «la publicité» autour de l'acte va être maximale». Malheureusement, c'est quasiment toujours réussi puisque ces drames sont immortalisés par les Smartphones d'une audience avide de sensationnalisme. Aussi, ces vidéos funestes font les choux gras d'une presse sournoise plus soucieuse de l'audience que du malaise social que cachent ces tragiques évènements !