En attendant le passage à la Chambre des conseillers, le projet de loi 127-12 suscite encore des remous au sein de la profession. Le débat à la première Chambre du Parlement, censé être plutôt technique et porter sur un benchmarking à l'international et sur les besoins actuels et futurs de l'économie nationale, a cédé la place à un débat politique. Entre laisser-aller et contradictions, l'amendement de l'article 20 dudit projet donne matière à réflexion. Issam El Maguiri, Président de l'Ordre des experts comptables des régions de Casablanca, Centre, Tensift et Sud revient en force sur les dangers qui guettent la profession suite à l'amendement de l'article 20 de la loi 127-12. Finances News Hebdo : Quelle est actuellement la situation dans la profession comptable au Maroc ? Issam El Maguiri : Contrairement à ce qu'est la règle dans de nombreux pays à travers le monde, la profession comptable n'est pratiquement pas réglementée au Maroc; ce qui, en l'état actuel de la législation, permet à tout un chacun, même sans formation aucune, d'ouvrir un cabinet comptable ou une fiduciaire pour tenir ou superviser la comptabilité des entreprises tout en leur prodiguant ses conseils dans pratiquement tous les domaines (droit, fiscalité, finances, organisation, marketing, positionnement stratégique, ...). La profession comptable est parmi les rares professions non organisées dans notre pays et où l'anarchie s'est installée depuis des dizaines d'années. Pour faire court, la profession comptable est actuellement exercée au Maroc par trois acteurs, à savoir : - les experts comptables (au nombre de 500) ; - les comptables agréés (au nombre de 680) ; - les tenants de cabinets comptables ou fiduciaires (au nombre estimé à 3.000). Etant précisé que la certification des comptes, qui est l'apanage des grandes entreprises et dont l'Ordre des experts comptables détient le monopole, ne représente guère que 10 à 15 % du chiffre d'affaires global des experts comptables ; qui partagent, par voie de conséquence, avec les comptables agréés et autres tenants de fiduciaires, 85 à 90 % de leur activité. F.N.H. : Pouvez-vous nous rappeler dans quel cadre a été élaboré le projet de loi réglementant la profession de comptable et quelles sont les différentes parties ayant participé à sa conception ? I. E. M. : Le projet de loi 127-12 qui vient d'être amendé, à notre grand dam, et voté par la première Chambre du Parlement, est venu remplacer le projet de loi 22-08 portant réglementation de la profession de comptable agréé. Ce projet a soulevé, il y a près de cinq ans, une grande controverse traduite, d'une part, par son retrait du circuit législatif et, d'autre part, par l'enclenchement d'un long processus de concertations entre le ministère de l'Economie et des Finances, l'Ordre des experts comptables et l'Association des comptables agréés du Maroc en vue de l'élaboration d'une réglementation de la profession comptable qui soit non seulement consensuelle, mais surtout au service de l'économie nationale. Un processus qui a donné naissance au projet de loi n° 127-12 portant règlementation de la profession de comptable agréé et instituant une organisation professionnelle des comptables agréés qui, par ricochet, vise à réglementer la profession comptable dans son ensemble. Ce projet de loi a été le résultat d'un consensus bâti tout particulièrement sur la nécessité : - d'une part, de régulariser la situation anormale des quelque 3.000 à 4.000 fiduciaires qui exercent la profession sans titre ni d'expert comptable, ni de comptable agréé ; - et d'autre part, de consacrer à l'avenir l'accès à la profession comptable aux seuls titulaires du diplôme d'expert comptable et ce, non seulement pour tendre vers les standards internationaux, mais surtout pour rehausser le niveau de la profession dans son ensemble pour mieux servir les intérêts de l'économie nationale. F.N.H. : Pourquoi donc ce consensus n'a-t-il pas tenu ? I. E. M. : Tout simplement parce que le débat à la première Chambre du Parlement, qui était censé être plutôt technique et porter sur un benchmarking à l'international et sur les besoins actuels et futurs de l'économie nationale, a cédé la place à un débat politique qui s'est focalisé uniquement sur l'ouverture de la profession aux «titulaires de diplômes nationaux» pour offrir des opportunités d'emploi. Ce qui est plutôt paradoxal quand on sait que rien n'empêchait ces diplômés d'exercer la profession qui, rappelons-le, est jusque-là non réglementée et donc ouverte à tous. Le consensus laborieusement construit et que le gouvernement a consacré par l'adoption, courant 2014, du projet de loi n° 127-12, a été tout bonnement ignoré par la Commission des finances de la première Chambre du Parlement. Cette dernière a voté, le 30 septembre 2014, un amendement (de l'article 20 du projet de loi) qui ne consacre plus, comme convenu entre les trois parties, l'accès à l'avenir à la profession comptable aux seuls titulaires du diplôme national d'expert comptable. Cette décision ouvre pour toujours cette fonction aux titulaires d'un Baccalauréat + 3, après un examen et un stage de 2 ans chez un comptable agréé, et ce au motif, comme le précise la justification appuyant l'amendement, de réduire le nombre de diplômés au chômage. Alors que la réglementation devrait avant tout viser à hisser cette dernière au niveau des standards internationaux pour mieux servir l'économie nationale. F.N.H. : En attendant que le projet passe par la Chambre des conseillers, quelles sont les actions qui seront entreprises pour se rattraper ? I. E. M. : L'intérêt général de notre économie et de nos entreprises doit primer sur tout, et si le projet 127-12 qui, rappelons-le, a été le résultat d'un consensus entre les différentes parties prenantes, n'arrive pas à recevoir l'adhésion de nos parlementaires, l'esprit de concertation qui a présidé à l'élaboration du projet de loi doit continuer à prévaloir. Un retour à la table des discussionsr doit être envisagé, en mettant à contribution le Conseil économique, social et environnemental, comme le recommande l'Ordre des experts comptables. L'objectif étant d'arriver à doter le Maroc d'une règlementation de la profession comptable qui prenne en compte les engagements et l'image du pays à l'international et qui préserve les intérêts de tous les professionnels en exercice et de tous ceux qui poursuivent le cursus de formation d'expertise comptable au Maroc et à l'étranger. F.N.H. : Que se passera-t-il si l'amendement de l'article 20 du projet de loi 127-12 venait à être confirmé par la deuxième Chambre du Parlement ? I. E. M. : Comme l'ont rappelé les deux derniers communiqués de l'Ordre, cela aboutirait à coup sûr à la pérennisation et à la légitimation d'une situation «anormale» en renforçant un corps professionnel composé de profils très hétérogènes et à faible qualification, alors que nos PME et TPE ont plus que jamais besoin d'être conseillées et accompagnées par des professionnels de haut niveau. Cela n'irait pas non plus dans le sens d'une amélioration de la qualité de l'information financière produite que le Maroc et ses bailleurs de fonds souhaitent atteindre. Cela étant, grand est mon espoir de voir nos parlementaires «rectifier le tir»; les enjeux de cette réglementation sont tellement importants et évidents pour l'économie nationale. F.N.H. : Comment expliquez-vous le fait que le ministre de l'Enseignement supérieur veuille généraliser la formation d'expertise comptable (Bac +8) à toutes les régions du Maroc, alors qu'un autre ministre ambitionne ouvrir le même métier à des bac + 3 ? I. E. M. : Cette question intrigue tous les membres de l'Ordre et nombre d'observateurs et incite à s'interroger sur l'intérêt qu'il y aurait à faire 8 ans d'études pour préparer le diplôme d'expert comptable, alors qu'un Bac + 3 pourrait suffire pour accéder à près de 90 % du métier ? Mais, au-delà de tout cela, la question qui doit nous préoccuper le plus est de savoir si un titulaire d'un bac+3 est réellement capable d'accompagner valablement une entreprise sur le plan comptable, juridique, fiscal, financier, stratégique... Une autre question est aussi intrigante que les précédentes: pourquoi, alors que le contexte institutionnel tant national qu'international tend à devenir de plus en plus contraignant et exigeant, l'amendement de l'article 20 est-il en régression par rapport au décret de 1993 qui, lui, prévoit un Bac+4 plus 5 années d'exercice professionnel pour porter le titre de comptable agréé ? F.N.H. : Dans un monde de plus en plus libéralisé, l'information financière requiert une grande importance. Ne pensez-vous pas qu'avec cette nouvelle loi, l'information financière risque d'être affectée avec tous les effets d'entraînement sur l'économie marocaine ? I. E. M. : En complément à ce que je viens de vous dire, il faut rappeler qu'au Maroc, 6 entreprises sur 10 affichent un déficit. Une situation qui n'est pas sans répercussion sur les recettes fiscales et, partant, sur les moyens de l'Etat. Certes, le gouvernement vise à la corriger, mais ne peut à notre avis y parvenir qu'en s'appuyant sur des professionnels de la comptabilité de haut niveau, imprégnés de valeurs déontologiques fortes et capables de cerner les enjeux de leur responsabilité en la matière et de produire des informations financières et comptables donnant une assurance raisonnable sur leurs sincérité et régularité. De plus, dans un monde de plus en plus ouvert et concurrentiel, l'encadrement de nos entreprises par des professionnels comptables de haut niveau est une nécessité vitale pour leur permettre d'être aussi bien conseillées que leurs concurrentes étrangères pour renforcer leur compétitivité et pérenniser leur activité. Enfin, le processus de convergence avec les normes comptables internationales et de renforcement de la sécurité financière dans lequel le Maroc s'est inscrit, et avec un cadre institutionnel tant national qu'international de plus en plus contraignant en matière de transparence et de réddition des comptes, exige des professionnels comptables des aptitudes professionnelles de haut niveau. F.N.H. : Le rapporteur de la Commission des finances et du développement économique a mis en garde contre le piège juridique que représente l'appellation «organisation» donnée au futur corps des comptables. Quel est votre commentaire ? I. E. M. : A ce propos, il convient de rappeler que l'appellation «organisation» vise tout simplement à éviter toute confusion avec l'Ordre des experts comptables. Elle a été choisie, parmi d'autres, par les comptables agréés eux-mêmes et elle n'a par ailleurs soulevé aucune objection de la part du Secrétariat général du gouvernement. Sincèrement, je ne vois pas où est le piège. Au-delà de l'appellation, ce qui devrait nous appeler à la réflexion c'est la question du monopole de la tenue et la supervision des comptes qui devrait être partagé par deux institutions ! F.N.H. : Ne serait-il pas plus opportun de s'inspirer du modèle français en créant un Ordre des experts-comptables et comptables agréés, avec des prérogatives spécifiques ? I. E. M. : L'architecture de la profession comptable au Maroc a beaucoup emprunté au modèle français, dont le statut de «comptable agréé» qui, à sa mise en place en 1993, était une réponse temporaire à des besoins ponctuels de l'économie nationale, en attendant de former les effectifs d'experts comptables nécessaires. Sauf qu'en France, le recrutement des comptables agréés a été arrêté définitivement en 1968, avec la suppression en 1994 de toute référence au titre de «comptable agréé» ; si bien qu'il n'existe plus actuellement aucun comptable agréé en France. La majorité de ces comptables agréés a soit accédé au titre d'expert comptable sous certaines conditions, soit quitté la profession (retraite, décès, ...). Avec l'augmentation de la capacité du Maroc à former de hauts cadres, je crois qu'il est grand temps que notre pays arrête lui aussi le recrutement des comptables agréés, et ce d'autant plus qu'au jour d'aujourd'hui, soit plus de 20 ans après l'entrée en vigueur du décret du 3 février 1993, l'agrément de comptable agréé a été accordé au Maroc à 680 professionnels, dont 70 à 80 par an durant les deux dernières années. Un effectif qui peut, comme le rappelle un communiqué de l'Ordre, être largement compensé par des experts comptables quand on sait que l'ISCAE, le seul Institut habilité jusque-là à préparer au Diplôme national d'expert comptable, a ouvert depuis deux ans un deuxième centre de formation des experts comptables à Rabat. Ce centre a ainsi doublé sa capacité de formation qui devrait passer d'une moyenne de 40 à 80 par an. En outre, la décision a été prise d'ouvrir aux ENCG du Royaume la préparation au Diplôme National d'Expertise comptable et il existe aujourd'hui, selon les statistiques de l'Association des Experts comptables stagiaires (l'AMECS), quelque 900 experts comptables stagiaires et mémorialistes. Ajoutons à cela qu'un nombre important de jeunes marocains poursuivent leur formation d'expert-comptable à l'étranger (France, USA, Canada, Belgique, ...) et que plusieurs écoles privées préparent à la filière française d'expertise comptable. Ce qui rend peu probable le risque que l'économie nationale vienne, même avec un taux de croissance dépassant les 5 % par an, à manquer à l'avenir de professionnels de la comptabilité. Sans oublier par ailleurs que la majorité des cabinets d'experts comptables en fait sa principale activité. Considérant tout ce qui précède et vu que l'amendement de l'article 20 adopté par la première Chambre du Parlement éloigne le projet de loi 127-12 de la vision et la philosophie sur lesquelles il a été bâti par les parties prenantes, à savoir le gouvernement, l'Ordre des experts comptables et l'Association des comptables agréés, il nous semble opportun d'opérer une pause et de s'interroger sur l'opportunité de suivre le modèle français.