Les experts-comptables tirent à boulets rouges sur le projet de loi réglementant l'exercice de la profession comptable. Le nouveau texte, flanqué de 90 amendements, est complètement en déphasage par rapport à l'esprit de la mouture initiale. Il devait être voté en commission le 30 septembre dernier. Les experts-comptables sont sur les dents. Ils ont, depuis quelque temps, rangé leurs calculettes pour partir en croisade contre le nouveau projet de loi réglementant l'exercice de la profession comptable. Pourtant, à l'origine, ils ont été les principaux acteurs de ce projet de loi, dans une démarche concertée avec l'Association des comptables agréés et le ministère de l'Economie et des Finances. Cette convergence de vue sous-tendait un seul objectif : mieux réglementer la profession afin qu'elle cadre davantage avec les exigences des standards internationaux en la matière, surtout pour une économie qui se veut très ouverte. En cela, pour l'Ordre des experts-comptables (OEC), le texte proposé insistait sur trois points cruciaux, dont le premier concerne la nécessité de tenir compte des «droits acquis» afin de permettre «l'intégration dans le nouveau corps de la quasi-totalité de ceux qui exercent l'activité de "fiduciaire", même ceux n'ayant aucune qualification». Le second point part du principe que «l'exercice de la profession comptable sans les qualifications nécessaires est une "anomalie" dont il faut tenir compte et dépasser, et non pas une situation à consolider et légitimer en institutionnalisant cet état de fait». Enfin, le projet de loi retenait comme postulat que «l'accès naturel au métier devrait se faire dans le futur -une fois l'existant régularisé- uniquement par le biais du diplôme d'expertise comptable». Un texte finalement «tronqué» De la mouture initiale au rendu final, ce projet de loi a, semble-t-il, été vidé de sa substance. C'est ce qu'estime en effet l'OEC qui rumine actuellement sa colère. Car, dans son long cheminement, ce texte a croisé la route des politiques. Présenté par le gouvernement au niveau de la Commission des finances de la Chambre des représentants au cours de la session de printemps dernier, il n'aura pas été épargné par les députés. Et, au final, a fait l'objet de pas moins de 90 amendements, tant de la part de la majorité que de l'opposition. Des amendements qui, selon l'OEC, «remettent en cause l'ensemble de son architecture et tournent le dos à toute la philosophie sur laquelle il a été bâti». Cela, d'autant qu'ils tendent à renforcer les prérogatives d'un corps professionnel où les profils restent très hétérogènes et à «faible qualifications». Pour comprendre les importants enjeux de ce projet loi, il semble utile de rappeler, tant s'en faut, le rôle de l'expert-comptable. Un rôle qui ne peut être confiné à... une «machine» à calculer pour l'établissement des comptes de l'entreprise. Bien au contraire, l'expert-comptable s'érige davantage en partenaire-conseil de l'entreprise, que ce soit dans les domaines comptable, fiscal, juridique, social..., voire même patrimonial. Confier de telles responsabilités à des personnes qui n'ont pas les qualifications requises, cela équivaut à tirer vers le bas une profession qui, plutôt, aspire à se hisser aux meilleurs standards internationaux en la matière. L'on comprend en effet mieux l'ire des experts-comptables lorsque l'on se penche sur la proposition d'amendement portant sur l'article 20 et qui veut donner de telles prérogatives au titulaire d'un baccalauréat après deux stages, d'un Bac + 2 après un an de stage ou encore d'un bac + 3 après six mois de stage. Cela est-il suffisant pour exercer des missions aussi importantes qui requièrent, de surcroît, de porter la diligence et la déontologie en bandoulière ? Aux yeux de l'OEC, visiblement non. Question de coûts L'un des plus importants problèmes que posera à l'avenir ce projet de loi tronqué par ces 90 amendements concernera finalement la crédibilité de l'information financière fournie au public. Car, dans un pays où le tissu économique est composé à 95% de petites et moyennes entreprises, donner un accès aussi facile à la profession de comptable agréé, c'est créer les conditions propices au désordre dans un métier où l'Ordre des experts-comptables, et même l'Association des comptables agréés... tentent de même de l'ordre. L'information comptable fournie par un bachelier et ses deux stages peut-elle avoir la même pertinence et la même fiabilité que celle fournie par un comptable agréé, jouissant d'une expertise certaine, ou celle donnée par expert-comptable ? Non, bien évidemment. Peut-elle avoir la même valeur aux yeux des investisseurs ? Non. Il ne faudrait pas alors s'étonner que certaines PME, surtout celles que l'on accuse souvent de tenir une triple comptabilité (une pour elles, une seconde pour le fisc et la dernière pour la banque), s'engouffrent dans cette brèche béante : pour des raisons de coûts de prestations, elles préféreront s'offrir les services d'un «novice» qui vient d'embrasser la profession que ceux d'un professionnel chevronné. Certaines intelligences peuvent certes s'empresser de soutenir qu'au final, les experts-comptables ne veulent pas qu'on broute dans leurs assiettes, mais il semble évident que les enjeux vont au-delà des quelques sous que l'on peut glaner ici et là : ils sont plutôt macroéconomiques et engagent l'image du Royaume. L'OEC ne soutient d'ailleurs pas autre chose. «L'institutionnalisation d'un nouveau corps de professionnels comptables avec des qualifications et une déontologie insuffisantes pourrait pousser à remettre en cause le statut de «full member» du Maroc à l'IFAC (organisation représentative de la profession comptable au niveau mondial, ndlr), impacter négativement le rang du pays dans certains classements, tout en l'éloignant de la convergence et de la comptabilité de son cadre législatif avec ses partenaires», précise-t-il. Face à cette situation, l'OEC tambourine à toutes les portes et a eu des réunions avec les présidents des deux Chambres, ainsi qu'avec l'ensemble des groupes parlementaires. «Nous avons également fait du lobbying individuel auprès des parlementaires et adressé des courriers qui donnent notre point de vue sur les amendements, et ce tout au long des mois de juin, juillet et septembre», souligne Abdellatif El Quortobi, président du Conseil national de l'OEC. Cela a-t-il payé ? En tout cas, au moment où nous mettions sous presse, le texte devait être voté en commission. L'«ordre» qui sème le désordre Parmi les amendements apportés au projet de loi, il y a celui qui préconise de donner l'appellation «ordre» à ce nouveau corps. Ce à quoi l'Ordre des experts-comptables s'oppose catégoriquement. Selon lui, «il ne peux y avoir deux «ordres» pour la même profession, au risque de «créer une confusion préjudiciable à l'image du Maroc et à la profession comptable dans son ensemble».