Les Editions Orion viennent d'enrichir leur collection «Philosophie» avec un autre essai du philosophe et journaliste, Abdelhak Najib, au titre très révélateur : «Inhumains». Un condensé d'aphorismes au scalpel pour rendre compte de la fin de cette humanité dans un monde de plus en plus laid et mauvais, un monde dangereux aussi, un monde qui ne laisse plus de place à l'humain. Réflexion.
C'est le genre de livre de philosophie que l'on peut qualifier de dangereux. Le genre qu'on ne lit pas sans y laisser des plumes, sans plonger dans nos pires réalités et nos vicissitudes, un livre qui puise à même les veines sa sève pour rendre compte du monde où nous vivons aujourd'hui, avec ses profondes mutations, avec ses errances, ses dérives, ses peurs, ses angoisses et ses grandes déshérences. Un livre qui ose plonger dans les abysses des âmes humaines pour en scruter le fond, pour en extraire ce qui peut encore servir de sève à une re-naissance malgré toutes les fins et toute finitude.
Mais d'abord, qu'est-ce qu'un livre dangereux aujourd'hui ? Peut-il y en avoir, encore ? Et c'est dangereux pourquoi ? Dangereux pour qui ? Et c'est quoi le danger, au bout du compte ? Tout le propos de cet ouvrage philosophique réside dans cette quête de sens dans un monde finissant qui constitue un danger pour lui-même, un monde qui a coupé avec ses histoires multiples, avec ses origines variées, avec ses héritages profonds. Que reste-t-il à détruire dans un monde qui a déjà perdu ses assises et qui a abdiqué ? Ne demeure que l'illusion, nous dit Abdelhak Najib, le philosophe. L'illusion de faire encore sens dans un univers qui a perdu tout sens des valeurs, qui a perdu ses principes fondateurs, qui a égaré ses éthiques et qui a érigé la morale comme dernier rempart fallacieux pour tromper les humains, pour les duper, pour les instrumentaliser en les divisant, en opérant dans leurs cœurs des scissions assassines et pérennes. Parce que, en définitive, c'est de cela qu'il est question dans ce livre où l'on écrit à coups de marteau. Après la mort des valeurs, il nous faut une profonde transmutation de toutes ces valeurs pour en définir de nouvelles, bâties sur les ruines d'un passé effrité. Comment y arrive-t-on, selon Abdelhak Najib, qui montre dans cet ouvrage une somme colossale de connaissances en philosophie, ses premières amours, son sens de la formule incisive comme on peut le lire chez ceux que l'auteur appelle ses alliés substantiels, Friedrich Nietzsche et surtout Héraclite d'Ephèse, ses affinités avec l'apophtegme qui condense un trop plein de choses dans une parfaite parcimonie des mots qui vont à l'essentiel, sans se perdre dans les fioritures. On peut y arriver en considérant avec force et grande profondeur ce que le philosophe nomme «la dignité du présent». Autrement dit, avec l'éthique du faire face. Aucun subterfuge n'est plus possible aujourd'hui. Aucun biaisement avec les réalités de ce monde. Aucune tentative de faire semblant, en attendant la fin. Seul l'élan vers le pire peut encore remplir sa fonction de catalyseur des sens, dans un monde anesthésié. Seul la vision peut sauver ce qui encore peut l'être dans «ce coma généralisé, rendu digérable grâce à l'instauration d'un monde numérisé, grâce à la mise en place d'un espace de pseudo-vie, sous le joug du tout digital», affirme le philosophe avant d'ajouter : «Ce n'est que dans l'oubli de qui nous sommes devenus que les humains arrivent encore à aspirer à d'hypothétiques lendemains. Encore une illusion nommée futur, construite sur la promesse du tout technologique, l'ultime désastre d'une humanité qui a abdiqué.». C'est dans un monde éclaté que le philosophe peut encore agir au nom de la véracité de notre passé commun pour conjuguer tous les futurs encore possibles, parmi lesquels on peut compter la dissidence de la pensée solitaire, l'anarchie du penseur en colère et la fatalité de l'inéluctable. Intitulé : «Inhumains», cet essai puise à même la fin tous les débuts possibles où l'homme-nouveau peut réapprendre le sacerdoce de la vacuité, la légèreté du volatile au bord de l'abîme. «Comme pour Empédocle, il faut sauter dans le volcan pour en définir la matière», nous dit Abdelhak Najib. C'est en somme à cet exercice périlleux que nous convie le philosophe qui ne laisse aucune place à aucune forme de concession. A nous de nous armer de notre capacité d'être lucides dans un monde de brumes. À nous de ne pas céder aux sirènes du «tout va bien» dans le meilleur des mondes jusqu'au saut final dans le gouffre de l'oubli. Cette rédemption n'est en aucun cas une finalité pour Abdelhak Najib. Loin de là. Le penseur nous somme de regarder dans l'abîme et de nous laisser happer par le fond. C'est une philosophie du désastre qui est donnée à lire avec cette probabilité de re-naître à soi, sans compromis aucun avec l'ordre établi. Philosophie du refus, pensée de la contestation, la résilience est ici convoquée pour servir d'amorce à une quête de l'irréductible en nous : «le sens du divin quand il habite l'humain», précise Abdelhak Najib. Tout le reste : l'espoir, l'espérance, le vœu pieux d'un monde de réconciliation…, «tout ceci relève de la désespérance passive d'une humanité rampante», selon l'expression du philosophe. Plus aucun salut possible, mais une errance de l'esprit vagabond qui re-découvre le monde et le vivant. Tout est à construire, à re-construire de la base à tous les sommets, en gardant en tête, comme l'ultime credo qui nous est encore possible, que nous devons nous souvenir d'oublier comme nous devons nous souvenir que nous sommes mortels, ce qui rejoint un recueil de poésie de Abdelhak Najib, intitulé «Memento Mori», qui donne ici un écho à toute l'œuvre philosophique du poète, de «Le pays où les pierres parlent» au «Forgeron des eaux», son dernier né en passant par «La dignité du présent», «La rédemption par le péché», «Et que crève le vieux monde», «La vérité est une zone grise», «Le soleil au cœur des hommes», «Vitriol» et «Finis Gloriae Mundi», pour une fin de la gloire de ce monde.
Abdelhak Najib. «Inhumains». Editions Orion. 120 pages. Décembre 2021.