Notre enquête commence à Dakar, la capitale. Cette presqu'île de plus de trois millions d'habitants se trouve à l'Ouest du pays. L'objectif est d'évaluer les moyens de transports terrestres existants vers le Maroc puis de choisir le plus emprunté. A son apogée coloniale, Dakar a été l'une des grandes villes de l'Empire français, comparable à Beyrouth. Les entreprises françaises y ont établi des succursales ainsi que des investissements industriels (usines, brasseries, raffineries, conserveries). Elles étaient attirées par les installations portuaires et ferroviaires de la ville. Dakar et le Sénégal avaient également une importance stratégique pour la France : c'est une porte d'entrée vers toute la région de l'Ouest. Surtout après la création de la zone UEMOA, en 1994, et qui est devenue au fil des années l'organisation intergouvernementale la plus élaborée d'Afrique. Comptant huit pays dont la Côte d'Ivoire, cette zone économique et monétaire commune offre des débouchés importants pour les entreprises françaises. Pris séparément, ces pays perdent de leur attractivité. Aujourd'hui, et depuis le milieu des années 2000, deux pays ont réussi à absorber des parts de marché au Sénégal. Il s'agit du Maroc, dans les services, et la Chine, dans le bâtiment. De ce fait, les parts de marché de la France ont baissé presque de moitié au profit de ces deux pays. Les liens historiques entre le Maroc et le Sénégal sont quasi ancestraux. Le Roi Hassan II avait concrétisé ces liens à travers la suppression des visas entre les deux pays. Dakar, porte aujourd'hui dans son patrimoine les marques du Maroc. La grande mosquée de Dakar a été construite par le Maroc en 1964 et inaugurée par le Roi Hassan II. D'ailleurs, dans le quartier administratif de la ville, un boulevard porte son nom. Un peu plus loin, une rue marchande porte le nom de Mohammed V. Là-bas, des Marocains, pour la majorité de Fès et de Casablanca, entretiennent des commerces. Ils y vendent des tissus et des vêtements confectionnés au Maroc. Ils parlent correctement le wolof, la langue locale, et c'est dans cette rue que notre enquête va s'organiser. Enfin, pas complètement... L'objectif premier était de localiser les moyens de transports existants pour rallier le Maroc. Pendant toute cette prospection, nous nous présentions comme des étudiants ou des vacanciers en manque de moyens. Les investigations commencent par les grandes gares routières de la ville pour connaître quel est le moyen de transport le plus utilisé par les migrants pour voyager vers le Maroc. Nous n'y avons rien trouvé. La majorité des transports collectifs de type bus va vers la frontière mauritanienne ou vers le Mali. Alors que nous commencions à nous poser des questions sur la réussite de notre enquête, un voyageur nous oriente vers une rue au centre-ville où nous allons trouver une camionnette blanche. C'est un transporteur marocain qui fait l'aller-retour entre les deux pays une fois par semaine. Nous partons alors à la recherche de cette camionnette. A quelques mètres de la rue, en l'apercevant, nous sommes soulagés ! Le conducteur était dans un immeuble à côté et il nous explique qu'il rentrera au Maroc dans trois jours, mais qu'il fallait négocier avec son patron le prix du voyage. Contacté, son patron, également Marocain, explique qu'il a des problèmes avec la douane mauritanienne. Son départ risque d'être retardé. De plus, nous allions être les seuls passagers car il avait beaucoup de marchandises à transporter. Nous laissons tomber cette piste et nous voilà de retour à la case départ. Nous décidâmes alors d'aller à la recherche de Marocains pour nous aider, et c'est là que nous avons découvert la rue Mohammed V. Nous nous faisons passer pour des vacanciers en manque d'argent pour prendre l'avion et sollicitons l'aide des commerçants pour trouver un autre moyen pour rentrer au bercail. Ils nous renvoient vers Adam, un commerçant au coin de la rue. Arrivés au niveau de son magasin, cinq personnes, visiblement des Marocains, sont en train de prendre un thé. Par moment, on se croirait dans un marché au Maroc. Parmi ces cinq personnes, une seule attire notre attention, elle parle fort et anime le débat. C'est d'ailleurs cette personne qui se retourne en premier vers nous. Il nous reluque et comprend qu'on a besoin de lui. «Vous êtes Adam !» «Oui», répond-il. On peut vous parler ? «Bien sûr». «Nous avons besoin de rentrer au Maroc par route et nous ne savons pas comment faire. Nous n'avons pas beaucoup d'argent et cherchons le moyen le moins cher», lui dit-on. Il nous explique alors qu'il existe trois grands moyens de transport par voie terrestre. Le premier est de prendre des camionnettes qui transportent à la fois des hommes et des marchandises. C'est le moyen le plus simple, nous explique-t-il. Une simplicité que nous n'avons compris que plus tard. Le deuxième moyen consiste à rentrer par des camions frigorifiés qui ramènent des fruits et légumes de la région d'Agadir vers Dakar. Ils rentrent généralement vides et une négociation rapide avec le conducteur nous assurera le retour jusqu'à Agadir. «Le troisième moyen (qu'il se garde de nous dire) est un peu difficile et les Marocains le vivent mal; je vous suggère de rentrer par camion. Vous les trouverez près du marché aux fruits qui s'appelle Sandiniery», nous explique-t-il. Adam nous explique également que la plupart des gens qui font ce voyage par voie terrestre sont, soit des étudiants marocains qui souhaitent faire des économies, soit des Sénégalais ou des Guinéens. Pour les autres Africains qu'on retrouve au Maroc, entre autres, les Nigérians; il explique que la majorité d'entre eux passe par le Mali pour aller soit en Lybie, soit au Maroc par l'Est; la région Est du pays étant beaucoup plus simple d'accès que la zone Sud. Et c'est ce qui est avéré au cours de notre voyage. Nous prenons alors la direction du marché de fruits. En arrivant, on nous parle d'un camion qui va quitter Dakar le soir même. Nous allons à la rencontre du conducteur qui nous demande 2.000 DH chacun. On lui dit que nous sommes des étudiants et que nous avons déjà fait le voyage à 1.500 DH. Il accepte notre proposition et nous donne rendez-vous à 23 heures. Il était 16 heures, les délais étant trop courts, nous allons finalement décliner son offre et revenir chez Adam. On lui explique notre déconvenue et lui demandons de nous aider car nous devons rentrer vite. Il nous parle alors de son frère chauffeur de camionnette qui partira au Maroc dans une semaine. Il nous assure que c'est «un moyen garanti» et que nous n'aurions pas de problèmes à la frontière. Il a l'air convaincant, on le croit sur parole. Le jour du départ Une fois les bagages faits, nous partons à la rencontre d'Adam pour fixer les derniers détails. Il est 11 heures du matin. On le retrouve crispé car le départ est retardé. Le transporteur n'a pas suffisamment de voyageurs, il va falloir attendre jeudi prochain. Psychologiquement, il nous était impossible d'attendre encore. Nous lui demandons alors de nous parler du troisième moyen de transport. Il ricane et dit au Marocain d'entre nous : «tu es Marocain, tu vas souffrir». En insistant, il nous explique la démarche et nous allons donc tenter l'aventure, par ce fameux moyen de transport. La première étape consiste à prendre un taxi de Dakar vers Rosso, ville frontière entre le Sénégal et la Mauritanie. Ce sont un peu plus de 300 Km à parcourir. Notre contact nous explique où trouver ces taxis et nous dit que les départs se font à partir de 22 heures. En partant, Adam nous rappelle. Nous nous retournons et il nous lance la phrase suivante en ricanant : «Ton ami te fait traverser le Sénégal, Dieu vous fera traverser la Mauritanie et toi tu lui fais traverser le Maroc». A cet instant, nous ne savions pas que cette phrase allait devenir la devise de notre voyage. Nous partons et laissons Adam et ses amis à leur éclat de rire. Il est midi passé d'un quart d'heure. Nous allons rentrer à la maison que nous avions louée pour faire une sieste, car nous avions compris qu'une longue nuit nous attendait. A 21 heures, c'est le moment de partir. Nous nous dirigeons vers la banlieue de la ville, un quartier sombre du nom de «Garage Pikine». Au bout d'une rue, une dizaine de vieilles Peugeot 505 Break sont entassées. Elles sont aménagées pour transporter sept passagers. L'un à l'avant, trois sur la banquette arrière et trois autres assis sur une planche en bois au-dessus des bagages à mi-chemin entre l'arrière et le coffre de la voiture. Nous nous mettons à l'arrière à côté d'un passager distrait par son téléphone. Il a l'air d'être un habitué et bientôt, il deviendra notre compagnon de route. Le reste des passagers est Sénégalais. Nous négocions le prix à 120 DH (7.500 Francs CFA) puis nous prenons la route, une heure plus tard. La voiture est dans un état de délabrement avancé, mais le moteur semble tenir la route. Nous quittons Dakar vers l'inconnu. En route, nous discutons avec notre voisin. Cela permet de tisser des liens, mais aussi de maintenir le conducteur éveillé. De temps en temps, il quittait la route puis y retournait violemment. Mais personne n'osait lui faire la remarque. Désabusé par le sommeil, il s'arrête en cours de route pour prendre l'air et nous demande de rester dans la voiture. De temps en temps, les passagers échangeaient des mots en wolof jusqu'à ce qu'on arrive à un rond-point plusieurs heures plus tard. A ce moment-là, tout le monde se tait, tous les passagers se réveillent. C'est le calme plat dans la voiture. Nous ne comprenons pas cette anxiété qui pourrit l'atmosphère. Quelques minutes plus tard, nous comprenons que nous étions à 1 km de la frontière. Il est 3h 30 du matin, nous sommes dans la petite bourgade de Rosso, à quelques mètres de la frontière mauritanienne. Les formalités commencent à 9 h du matin. En descendant de la voiture, un douanier sénégalais arrive en courant et demande les cartes d'identité des passagers avant même qu'on puisse récupérer nos bagages. Il voit que l'un de nous deux est étranger et lui demande s'il veut passer la nuit dans le poste. Nous acceptons à condition de ne pas être séparés. Il répond par la négative. Nous allons donc passer la nuit à la belle étoile, au beau milieu de nulle part. Première nuit à la belle étoile Les voyageurs arrivent au fil des heures, il fait froid et nous nous couvrons de nos sacs. Notre ami passager nous raconte sa vie. Il est originaire de Dakar et travaille depuis quelques mois à Nouakchott, la capitale de la Mauritanie. Les autres migrants voyagent pour la majorité en Mauritanie pour faire du commerce. Quelques-uns partent pour la première fois au Maroc. Ils sont inquiets et nous demandent quelles sont les conditions de vie à Marrakech et à Tanger. Pour la majorité d'entre eux, l'objectif est d'arriver au Maroc, et trouver du travail avec les «frères» dans le transport ou dans le commerce. Le Maroc n'est pas considéré comme un pays de transit pour beaucoup de Sénégalais. Chose qui sera confirmée au fur et à mesure du voyage. Le carnet de vaccination A 7 heures du matin, alors que le froid s'intensifie, on entend parler du carnet de vaccination, une formalité à laquelle nous n'étions pas préparés. Il faut obligatoirement en avoir un pour entrer en Mauritanie. Un contact nous propose de nous aider. Nous le suivons vers une auberge et nous demande de l'attendre dans un grand salon. De jeunes gens, des hommes et des femmes dorment par terre. Il fait plus chaud qu'à l'extérieur. Eprouvés, nous cachons nos affaires, nous nous faufilons entre les gens pour trouver un espace et nous nous endormons. Cela fut facile. Une demi-heure plus tard, notre contact revient et avec lui notre ami passager qui part travailler à Nouakchott. Nous venons d'avoir un carnet de vaccination avec tous les vaccins demandés en Mauritanie et même des vaccins complémentaires. Sur ce carnet, il est mentionné «Organisation Mondiale de la Santé» en français et en anglais avec un numéro de série, nos numéros de passeports et nos noms. Tous les vaccins sont répertoriés et cachetés par un médecin. Ce carnet a nécessité 30 minutes et 25 DH. On l'a obtenu dans une auberge ! Quelques minutes plus tard, nous sautons dans une pirogue pour traverser le fleuve Sénégal et nous voici arrivés en territoire mauritanien. Nous étions loin de nous douter du calvaire qui nous attendait sur l'autre rive du fleuve. Particulièrement quand on exhibe le passeport marocain.