Moins contraintes par les normes de Bâle III et de contrôle interne, les banques émergentes disposent d'atouts comparatifs qui leur permettent de concentrer leurs efforts sur les paramètres majeurs de développement tels que la collecte des dépôts. Les leaders bancaires marocains apparaissent très régulièrement en tête de l'expansion des réseaux au niveau du continent africain, souvent devant les établissements d'Afrique du Sud, du Nigéria ou d'Egypte. Yoann Lhonneur, Directeur-Associé chez Devlhon Consulting, Cabinet de conseil en management et organisation spécialisé dans les services financiers, nous éclaire sur les diverses formes d'expansion internationale des banques émergentes. Finances News Hebdo : Qu'est-ce qui démontre qu'aujourd'hui, les banques des pays émergents gagnent du terrain par rapport à leurs consœurs occidentales, sachant que ces dernières les devancent sur plusieurs plans (réglementaire, technologique...)? Yoann Lhonneur : Les banques occidentales, notamment européennes, ont subi en premier chef le durcissement de la réglementation et le ralentissement de leurs produits nets bancaires. En a découlé un vaste mouvement de «deleveraging», préalable à une réduction de leurs bilans. A l'opposé, l'évolution des principaux ratios traduit un rattrapage objectif des banques émergentes : croissance rapide des actifs, augmentation des encours de crédit et de dépôts à un rythme souvent à deux chiffres, persistance d'un coefficient d'exploitation autour des 50%, base clients globalement jeune... Moins contraintes par les normes de Bâle III et de contrôle interne, marginalement exposées aux activités de marchés, leurs atouts comparatifs constituent un potentiel de croissance résiduelle qui leur permettent de concentrer leurs efforts sur les paramètres majeurs de développement tels que la collecte des dépôts. Les banques émergentes se distinguent généralement par de hauts niveaux rentabilité sur fonds propres (ROE) ou sur actifs (ROA). Par exemple, les profits cumulés du secteur bancaire brésilien ont pu dépasser ceux de la Grande-Bretagne alors que le Brésil représente un cinquième des actifs bancaires britanniques. Les banques émergentes gagnent aussi du terrain dans l'internationalisation de leurs activités et de leurs actifs. L'expansion des banques marocaines en Afrique, particulièrement en zones UEMOA et CEMAC mais aussi dans une certaine mesure en territoires anglophones, illustre bien ce phénomène. Ces stratégies d'expansion internationale prennent des formes diverses. Les Chinois cherchent ainsi souvent à sécuriser l'accès aux ressources stratégiques ou à se placer sur certains «méga-marchés» émergents, comme avec l'entrée d'ICBC à hauteur de 20% dans le Sud-africain Standard Bank. Les établissements du Golfe visent pour l'instant, quant à eux, la Turquie ou l'Egypte, tandis que Attijariwafa Bank et Qatar National Bank (QNB) ont signé un protocole d'accord à l'international, notamment pour accompagner les investisseurs qataris en Afrique. F. N. H. : Face à la montée en puissance des risques, les banques aussi bien des pays émergents que celles de pays occidentaux sont désormais soumises à une réglementation très contraignante. Quel est selon vous l'impact d'une telle réglementation sur la rentabilité du secteur ? Y. L. : A court terme, la mise en place de la réglementation représente à la fois un investissement mais aussi de nouvelles charges d'exploitation à travers la mobilisation d'effectifs dédiés au dispositif de contrôle interne, des nouveaux processus et procédures, la maintenance des systèmes et des outils de surveillance etc. La réglementation peut aussi pousser à segmenter voire sélectionner davantage la clientèle, ce qui est susceptible d'avoir comme premier effet le ralentissement des revenus. Le «train réglementaire» est aussi porteur d'effets positifs pouvant se faire sentir rapidement par une meilleure maîtrise de la sinistralité et de la gestion des créances douteuses, et donc in fine du coût du risque. Au global, le durcissement réglementaire pourrait pousser une concentration sectorielle, favorisant les plus grands acteurs. F. N. H. : Dans votre tribune, vous avez laissé entendre que les banques du Sud ne se battent pas sur les mêmes terrains que leurs homologues du Nord. Dans ce cas de figure, comment les banques des pays émergents doivent-elles s'y prendre tout en tenant compte de la spécificité de leur marché intérieur ? Y. L. : Les aspects socio-démographiques font partie des spécificités. La clientèle adressée par les banques émergentes n'est pas seulement plus nombreuse, elle est aussi très hétérogène dans sa composition et dans sa densité géographique. Cette réalité impose des réponses organisationnelles et des modes de distribution spécifiques, qui répondent à de nouvelles approches multi-métiers et multi-segments et à une logique d'innovation spécifique dite «inversée». L'objectif, pour ces réseaux, consiste à proposer des produits formatés à bas prix mais de hauts volumes, sans toutefois dégrader leur qualité, tout en y ajoutant des nouveautés qui répondent aux contraintes spécifiques aux populations émergentes à faibles revenus individuels : simplicité d'utilisation, ruralité, instabilité des flux de revenus etc. Cette nécessité passe notamment par une grande mixité dans les modes de distribution, mais aussi par une automatisation en masse de la relation client, une déportation accrue des canaux et une meilleure capacité à gérer le cash. Pour le paiement par mobile, des pays comme le Kenya avec M-Pesa montrent de nouveaux cadres d'expérimentation et d'utilisateurs «réels» de services de paiement par mobile. Même constat pour les GAB biométriques. L'innovation n'est pas seulement technologique, des adaptations de l'évaluation et l'octroi de crédit se développent aussi. Toutes les banques ne luttent pas à armes égales. Certaines peuvent compter sur des coûts de refinancement favorables sur leur marché pour accompagner leur croissance et faire face à une envolée des crédits parfois plus rapide que les dépôts. Selon l'Emerging Banking Benchmark 2013 (EBB) de Devlhon Consulting, à paraître prochainement, le nombre d'agences des 10 groupes bancaires émergents les plus actifs a encore augmenté de 6% en moyenne en 2012. F. N. H. : On remarque dans des pays comme le Maroc que, malgré la saturation du secteur, les banques continuent à ouvrir des agences. Pourquoi à votre avis ? Y. L. : Tout d'abord, il est frappant de noter à travers nos études et l'«Emerging Banking Benchmark» de Devlhon Consulting, basé sur 6 ans d'historique, que les leaders bancaires marocains apparaissent très régulièrement en tête de l'expansion des réseaux au niveau du continent africain, souvent devant les établissements d'Afrique du Sud, du Nigéria ou d'Egypte. Au niveau mondial aussi, les réseaux des banques du Maroc font partie des 15 pays émergents les plus dynamiques de l'EBB. En croissance de plus de 6% en 2012, cela démontre plutôt une stratégie de long terme et volontariste des acteurs et Bank Al Maghrib allant dans le sens des objectifs d'inclusion financière, même dans ce contexte de ralentissement ou de palier de saturation. D'autres marchés en ralentissement comme la Turquie ont vu leurs réseaux bancaires continuer à croître sensiblement sur le plan national. Le Maroc n'est en ce sens pas un cas à part. La densification des maillages de réseaux bancaires doit cependant s'accompagner de modèles combinant au mieux les canaux. Nos études montrent par exemple sur un échantillon de banques au Maroc et en Turquie des ratios de «1 agence pour 1 GAB» pour les banques marocaines contre 3 GAB/agence pour les banques turques. F. N. H. : Comme vous l'avez annoncé, les banques ne luttent pas à armes égales dans la course à la taille et à la diversification. Quelles sont éventuellement les conséquences sur leurs modèles organisationnels ? Y. L. : Les groupes bancaires issus des pays émergents ne sont pas les clones des établissements occidentaux. Ils ne convergent pas plus vers une approche unique. Au contraire, ils essaient de mettre sur pied des modèles multiples et bien souvent hybrides. Avec de nouvelles complexités aussi. Cela n'ira pas en effet sans freins ni challenges internes en matière par exemple d'efficacité opérationnelle, d'adaptation de la gestion des risques, de positionnement par marché ou de ressources humaines, mais aussi de pressions croissantes sur les marges et de mise à niveau réglementaire. Que ce soit au niveau de la distribution où après avoir spécialisé leurs réseaux et leurs canaux, les établissements tendent à se concentrer désormais sur des segments plus fins, et à industrialiser leur distribution bancaire. Ceci est aussi vrai pour les traitements de «back office», où la création d'usines de traitement et les programmes d'efficacité opérationnelle deviennent de plus en plus cruciaux.