Brahim Sentissi, Directeur Général de Cejefic consulting, revient sur les facteurs clés de succès nécessaires au développement de ce marché au Maroc. Il revient également sur le réalisme d'un tel projet dans les conditions économiques actuelles du Royaume. Finances News Hebdo : Croyez-vous que ce projet présenté par le CDVM soit réaliste et, surtout, que ce soit une vraie réussite ? Brahim Sentissi : De prime abord, c'est une question qui peut étonner. Pourquoi un marché des matières premières ? Pour qui ? Quels sont les facteurs clés de succès ? Rappelons d'abord qu'il s'agit en général de marché à terme (futures et options) permettant de se couvrir ou de jouer la hausse ou la baisse d'une matière première donnée. Aujourd'hui, il existe des marchés de référence au niveau international, comme l'ICE (Intercontinental Exchange) pour le Brent ou le CBOT (Chicago Board of Trade) pour le blé et maïs aux Etats-Unis. Cependant, ces marchés peuvent évoluer de manière différente par rapport au marché local (par exemple, sécheresse aux Etats-Unis en 2012, hausse du prix du maïs sur le CBOT, alors même que l'offre était abondante sur le marché sud-américain ou chinois), d'où l'intérêt de la création de marchés locaux (ou régionaux) se basant sur des matières premières produites localement. A titre d'exemple, à BM&F (Bolsa de Mercadorias & Futuros), il existe un marché des matières premières très dynamique où sont cotés des produits brésiliens et qui a même facilité le développement d'un marché d'exportation. Par ailleurs, pour que ce projet soit une réussite, il faut qu'il soit intéressant pour les acteurs marocains. Concrètement : 1 - Il faut que les matières premières cotées soient corrélées aux produits importés ou exportés, afin qu'il soit logique de se couvrir sur ce marché. Pour avoir la liste des matières premières les plus intéressantes, il suffit de se pencher au niveau de notre balance commerciale (tout en prenant en compte l'aspect compensation). Par ailleurs, on pourrait aussi créer des produits en dirhams qui répliquent des produits traités à l'international (futures maïs en dirham par exemple). De plus, des produits innovants comme les dérivés climatiques susciteraient certainement de l'intérêt dans le Royaume. 2 - Il faut que les opérateurs locaux jouent le jeu, afin que le marché soit liquide et que les prix soient représentatifs de la réalité économique des matières premières. Il faut également des actions de sensibilisation et de formation à destination des entreprises importatrices et exportatrices de matières premières afin de leur présenter les produits à leur disposition via ce marché. 3 - Il faut penser à une réglementation claire, dans la continuité de la circulaire de Bank Al-Maghrib de 2004 afin d'encourager la couverture et de limiter la spéculation. Par ailleurs les règles comptables et fiscales doivent être définies à l'avance (Comment comptabiliser un produit dérivé et la fiscalité à appliquer ?). 4 - Il faut penser ce marché dans un cadre global. Si nous développons nos échanges avec le continent africain, il faudra que ces même pays puissent venir se couvrir sur notre marché. En conclusion, c'est une idée qui peut paraître séduisante, mais qui nécessite beaucoup de temps et de pré-requis afin que ce soit un réel succès. Peut-être qu'il serait plus pertinent dans un premier temps d'améliorer la liquidité au niveau de la Bourse de Casablanca, d'introduire un marché à terme efficient, et, ensuite seulement, de se pencher sur cette question. F. N. H. : Les marchés de ce type sont réputés être des marchés à forts volumes spéculatifs. Cela ne créera-t-il pas de polémique à ce sujet au Maroc où la spéculation est mal vue ? B. S. : Pour être plus précis, c'est l'importance de la sphère financière par rapport à la sphère réelle qui donne l'impression que ces marchés sont à forts volumes spéculatifs. Mais les volumes spéculatifs investis sur les dérivés de taux ou devises sont de loin plus importants. Maintenant, il est vrai que si on parle en pourcentage des volumes traités, la part des volumes traités par les agents à des fins de couverture s'est considérablement réduite. A titre d'exemple, sur le marché du blé au Chicago Board of Trade, en 1998, 70% des volumes étaient liés à de la couverture et 30% à de la spéculation. Dix années plus tard, les hedgers (qui cherchent à se couvrir) ne représentent plus que 25% des volumes, le reste étant partagé par les spéculateurs (42%) et les fonds indiciels (33%), qui considèrent les matières premières comme une classe d'actifs à part entière comme les actions ou les obligations. Que ce soit au Maroc ou ailleurs, il faut se dire que la spéculation est un «mal nécessaire» : - Un mal, car la spéculation ajoute de la volatilité aux cours, et peut entraîner des hausses ou baisses importantes. Par exemple la spéculation a été pointée du doigt lors de certaines flambées des prix de produits alimentaires qui auraient été moins amples sans les flux spéculatifs. - Nécessaire, car les spéculateurs apportent au marché de la liquidité, qui est essentielle au fonctionnement de tout marché organisé. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas la contenir. Par exemple, on pourrait autoriser l'accès à ce marché dans un premier temps à une liste restreinte d'acteurs, comprenant les opérateurs ayant une activité physique et désirant se couvrir. F. N. H. : Pouvez-vous nous expliquer les risques afférents à ce type de compartiments de marché ? B. S. : Au niveau international, c'est un marché qui connaît une volatilité de plus en plus importante car, outre les facteurs climatiques (en particulier pour les produits agricoles) ou économiques (en particulier pour l'énergie et les métaux), la spéculation et l'investissement des fonds indiciels et hedge funds impactent fortement les prix. Par ailleurs au Maroc, on n'a pas la culture des marchés à terme, donc il faut bien maîtriser le fonctionnement de ces produits (par exemple les appels de marge entraînent des flux de trésorerie contrairement aux forwards). De plus, il faut absolument réduire au maximum le risque de liquidité en s'assurant que les différents acteurs viennent sur ce marché, et que les prix sont représentatifs de la réalité. Enfin, le risque de contrepartie est géré via la Chambre de compensation. Cependant, cette dernière doit être correctement dimensionnée pour éviter tout risque systémique.