Les opérations d'amnistie sont un préalable indispensable au basculement d'une situation de fraude quasi généralisée à une situation de conformité. La fraude est un phénomène de société, qui nécessite de prendre des mesures dépassant de loin le simple cadre du contrôle. Le pari que fait le ministre, consiste à dire que si les règles de bases changent, les comportements changeront.
Par A.E
Les opérations d'amnistie fiscale annoncées par le gouvernement dans le cadre du Projet de Loi de Finances 2020 suscitent bien des interrogations. Entre ceux qui y voient un «blanc-seing» pour les fraudeurs et ceux qui doutent de son efficacité, les incompréhensions sont nombreuses et légitimes. Mohamed Benchaâboun, ministre de l'Economie, des Finances et de la Réforme de l'Administration, en est parfaitement conscient, et multiplie par conséquent les rencontres et les sorties médiatiques pour justifier le bien-fondé de cette initiative inédite par son envergure. Tout à tour face aux parlementaires, à la presse, au patronat, aux associations professionnelles, l'argentier du Royaume prend le temps d'expliciter la logique et la portée de ces 4 opérations qu'il se refuse à qualifier d'amnistie, préférant parler, selon les cas, de contribution libératoire ou de déclaration rectificative.
Lutter contre un véritable phénomène de société Ces sorties répétées ont permis au ministre de dérouler son argumentaire, qui part d'un constat simple : il y a des réalités dans notre pays qu'il faut prendre en considération et ne pas occulter, que ce soit l'informel, la relation à l'impôt, les pratiques quotidiennes du commerce, etc. «Si ces réalités sont ignorées, les lois qui seront mises en place seront déconnectées de la société», prévient d'emblée le ministre. «En outre, ajoute-t-il, si l'on veut aller vers un système qui s'élargit, qui soit plus équitable, plus juste, est-ce qu'on s'adresse à ceux qui ne paient pas ou non ? Quand on a 10% des contribuables qui ne sont pas dans la conformité, les outils de contrôle permettent de redresser la situation. Mais quand cette proportion représente 80% de la population, on est dans un phénomène de société qui nécessite de prendre des mesures qui dépassent de loin le simple cadre du contrôle». C'est à peu de choses près la situation de l'économie marocaine actuellement. Et à contexte exceptionnel, remèdes exceptionnels ! Le ministre prend l'exemple de l'IR des professionnels «qui pose problème», avec une «réalité du terrain» qui est en total décalage avec la grille de l'IR. «Pour basculer de cette réalité du terrain à la conformité, il y a un gap tellement important que vous aurez forcément une résistance terrible», explique le ministre. Comment basculer dès lors d'une situation à l'autre ? C'est à cette question que le PLF 2020 tente de répondre. Et les opérations d'amnistie sont un préalable indispensable à ce basculement. «Il y a deux éléments de rupture positive : d'une part, nous basculons vers une nouvelle loi-cadre de la fiscalité et, d'autre part, le Maroc a signé des accords avec les pays de l'OCDE pour l'échange d'informations concernant les Marocains qui détiennent illégalement des avoirs à l'étranger», affirme le ministre.
Changer les comportements En parallèle, l'arsenal juridique et réglementaire sera dépoussiéré pour jeter les bases de nouvelles règles du jeu. Pour illustrer son propos, Mohamed Benchaâboun prend l'exemple du cas de la réglementation de change qui, selon lui, a besoin d'être revue pour donner un peu plus confiance, «pour que les gens n'aient pas besoin d'avoir des comptes à l'étranger», souligne-t-il. «Cette possibilité (avoir un compte en devises au Maroc, ndlr) doit être permise et on va le faire d'ici la fin de l'année», affirme-t-il. Et de résumer : «nous allons évoluer progressivement vers un système beaucoup plus souple sur la relation du Marocain à la devise». Le pari que fait le ministre consiste à dire que si les règles de bases changent, les comportements changeront. «Avec les mêmes règles, vous aurez les mêmes résultats», martèle-t-il.
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En même temps, explique le ministre, il sera permis à celles et ceux qui ont une situation à régulariser vis-à-vis de l'Office des changes de le faire durant la période prévue à cet effet par le PLF 2020, sachant qu'à partir de 2021, l'entrée en vigueur de l'échange automatique de données permettra de détecter les fraudeurs. Cet argumentaire plutôt cohérent bute néanmoins sur une question : quelle crédibilité donner à ces opérations d'amnistie, sachant que le Maroc vient d'en réaliser une en 2014 qui a permis, on s'en souvient, de rapatrier près de 28 Mds de DH d'avoirs détenus illégalement à l'étranger ? Quel message envoie-t-on à un Marocain qui est depuis toujours en situation totalement régulière vis-à-vis du paiement de ses impôts ? Sur l'amnistie de 2014, Benchaâboun a été clair. Après le succès de l'opération, les règles n'ont pas été changées, et donc les comportements frauduleux ont repris de plus belle, les mêmes causes produisant les mêmes effets. En réponse à l'interrogation sur le message que cela envoie aux bons contribuables, Benchaâboun explique que pour cette catégorie-là, qu'il qualifie de «réglo», il y aura une sorte de récompense : autrement dit, «plus on est conforme, plus on aura droit à une dotation (en devises, ndlr.) plus importante». Et d'insister : «le passage de la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui à celle vers laquelle nous voulons aller, c'est-à-dire un système où les règles sont respectées par tous les Marocains, passe par ces dispositions». Un vœu pieu ? Le ministre des Finances se montre en tout cas optimiste : «Je suis convaincu qu'en faisant cela, les comportements aussi bien des citoyens que des entreprises vont changer. Je ne dis pas que les pratiques frauduleuses (sous-facturation, contrebande, etc.) vont disparaître. Mais pour ces cas-là, le contrôle sévira».
Pas un dirham n'ira au budget de l'Etat L'optimisme du ministre est conforté par le benchmark. Des opérations similaires ont été lancées dans plusieurs pays parmi les plus développés dans le monde et auraient donné de bons résultats. C'est le cas principalement pour les déclarations de rectification volontaire, qui permettent aux entreprises de rectifier leur déclaration et de payer l'impôt dessus, sans pénalités. Pour le cash, l'opération est un peu différente. La monnaie fiduciaire ayant tendance à fortement augmenter (les fameux 17 milliards de DH, ndlr), il s'agit de juguler ce phénomène en permettant aux gens de ramener cet argent dans les circuits formels. «Est-ce juste», s'interroge le ministre ? «Ce qui est injuste, ajoute-t-il dans la foulée, c'est que cet argent reste dans les coffres, ou dans des pays étrangers ! Ce qui est injuste, c'est le statu quo qui est doublement pénalisant pour l'économie du pays et pour les recettes fiscales». L'idée, développe-t-il, c'est de donner la possibilité à cet argent d'être recyclé dans l'économie. «J'ai eu personnellement quelques échanges avec certaines professions libérales, et ils sont partants», fait-il savoir. De là à dire quels sont les montants en jeu, le ministre avoue n'en avoir aucune idée. Tout juste rappelle-t-il, en ce qui concerne la lutte contre le cash, que la contribution des professions libérales est passée en 2018 de 200 millions de DH à 800 millions de DH. «Cela donne une idée du gap existant entre ce qui est payé et ce qui doit être payé. Cette année (2019), la progression est encore plus importante que l'année dernière», indique-t-il. «Nous avons le devoir d'expliquer et de communiquer suffisamment pour que ces opérations puissent prendre. Il y va de l'adhésion des gens à cette démarche pour qu'on puisse la réussir», insiste Benchaaboun. Dernière précision importante du ministre : ces opérations d'amnistie ne sont pas destinées à alimenter le budget de l'Etat. «Nous avons lancé ces opérations pour rétablir la confiance et pas un Dirham n'ira dans le budget de l'Etat. Le PLF ne l'a d'ailleurs pas prévu», conclut-il. ◆