Nous, (c'est-à-dire certains enseignants de français), on a appris cette langue, en lisant « Blec, Zembla, les romans de jeunesse et les romans d'espionnage ou les polards ». A notre entrée à l'université, pour faire des études littéraires, on avait déjà un très bon niveau. Or, ni au ministère, ni parmi les enseignants de français, ni au « belc » (évènement annuel, organisé en France, pour promouvoir par de la formation continue, l'enseignement du français dans le monde), où j'ai passé deux semaines, l'été dernier, nulle part, on ne semble disposé à évoquer cet aspect de l'apprentissage du français. Partout, on préfère préparer, par rapport à la question du français, de l'artillerie lourde, méthodologies diverses dans les classes, didactiques nombreuses, toutes plus sophistiquées les unes que les autres. Pourtant, dans notre pays pour le moins, le constat de la faillite de cet enseignement est indéniable, et afflige depuis des décennies, enseignants et parents. Obsessionnellement, on se remet à table pour essayer de concevoir enfin la méthode qui va enfin faire réussir cet enseignement du français, et rebelote, il faut encore essuyer d'autres revers dans les classes. Or il y a à mon sens une solution plus accessible et toute prête, qui n'a besoin d'aucune construction, qui est aussi naturelle que la langue dont on se soucie ici, puisqu'elle existe déjà dans la culture, mais dans laquelle paradoxalement l'école devra avoir l'humilité de jouer un rôle mineur. Il s'agirait d'initier à la lecture, ce genre de lecture évoquée plus haut (pas les romans littéraires), faire gouter à l'élève, sans contrainte, avec tact et délicatesse le plaisir immense de cette activité, en essayant de résister à la compulsion de recommander le recours systématique au dictionnaire, ou de conclure cette lecture par la rédaction d'un résumé de l'histoire. Il faut que cette activité personnelle prenne place entre le match de foot que le gosse vient de jouer avec les amis et la PlayStation qu'il projette « faire danser » entre ses mains, dans la soirée, qu'elle ait autant d'attrait que ces deux activités, qu'elle soit libre dans la forme et donc délestée de la nécessité de recourir au dictionnaire ou de faire un résumé. Il faudrait aussi que les enseignants s'affranchissent de ce scrupule qu'ils pourraient avoir à recommander aux élèves une lecture qui risque de « contaminer » leur lexique par les expressions argotiques qui pullulent dans certaines de ces productions. Il faudrait juste qu'il soit averti de ce petit risque et qu'il apprenne à filtrer dans ces lectures ce qui relèverait d'un français vulgaire et ce qui relèverait d'un français standard ou même recherché. Je suis personnellement une des preuves vivantes que ce risque n'a rien d'inquiétant, puisque mon français n'a jamais été selon mon souvenir, compromis par cette rencontre avec les registres argotiques. L'enfant et le jeune apprendront peut être aussi à « aller chercher la langue » dans le cinéma de langue française, la chanson française et les programmes télévisés. Les lectures plus lourdes en termes d'exigence vis-à-vis du lecteur pour que celui-ci puisse accéder à leurs univers, qu'il s'agisse de lectures littéraires ou académiques, il faudra attendre que ce jeune lecteur se soit suffisamment lié d'amitié avec à la fois cette langue et la lecture, pour commencer à lui suggérer cela. Parachuter ce genre de lectures dans l'enseignement secondaire, à des élèves qui ne maitrisent souvent même pas la construction de la phrase, c'est faire preuve d'une schizophrénie déplorable par rapport à la réalité de la problématique, en aveuglement total par rapport aux besoins de ces jeunes et le droit qu'ils ont d'être respectés dans cette nécessité qu'ils ont d'être d'abord initiés à aimer cette langue. Cette obsession d'initier l'élève à de la grande littérature laisse soupçonner les concepteurs de cette réforme d'élitisme un peu bête, et même peut être quelque part d'un peu de snobisme intellectuel. Je rêve quant à moi du jour ou de plus en plus d'enseignants auront cette idée simple d'établir une bibliothèque dans leurs classes, où il y a des bandes dessinées, des romans de jeunesses, des romans d'Agatha Christie et les autres, où ils insisteront autant sur l'enseignement du français que sur l'intérêt qu'auront leur élèves à essayer de découvrir ces lectures, en douceur, à leur rythme, car si on arrive un jour ou l'autre à les « accrocher dans cette passion de ce genre de lecture, on allègera la responsabilité de la classe de français de la majorité du poids qui lui pèse, les enseignants pourront être moins frustrés moins stressés et certainement avec le temps suffisamment ludiques pour créer et proposer à l'élève de créer. Mais et je fais exprès de lancer cette idée avec l'intention de faire de la provocation, si au « BELC » en France, on tient tant à lier l'apprentissage du français à l'efficience de la méthodologie d'enseignement, si on a la même certitude dans notre école marocaine, si tout le monde a tendance à ne pas voir l'évidence de cette solution que je propose, qui me semble plus potentiellement porteuse et moins couteuse, c'est que la classe de français, l'institution de l'enseignement du français, l'enseignant de français et le concepteur qui est derrière lui auraient une difficulté inconsciente à se rendre indispensables, car ça les mettrait un peu trop en situation de relative inutilité. Ainsi, si d'un côté, la classe marocaine proclame la nécessité de l'autonomisation de l'élève, vœu qui peut être amplement exaucé dans la classe de français, en raison du fait que la langue a très peu besoin de l'école pour être transmise, eh bien dans le fond, l'enseignant est lui assez loin d'être disposé à favoriser cette autonomisation. Peut être que si personnellement, en tant qu'enseignant de français, j'ai été en mesure de dire cela, c'est que par ailleurs je suis aussi enseignant de communication, ce qui a fait que j'ai moins constitué « mon fonds de commerce » avec l'enseignement du français qu'avec l'enseignement de la communication ; disant cela, je ne risque pas de rendre triviale la valeur de « mon fond de commerce ». Mais l'enseignant qui veut sortir de la névrose inhérente à sa pratique de métier, souffrir moins dans l'exercice de sa mission, doit résoudre cette impasse qu'il a à associer obsessionnellement sa part de pouvoir social ( dont on a besoin tous) , à la nécessité sociale et scolaire de sa position de « fournisseur » exclusif de cette langue, se décentrer de la défense de son intérêt propre, accepter avec ludisme de se rendre indispensable, pour refaire sa posture d'enseignant, mais cette fois avec créativité et non avec recherche obsessionnelle d'emprise sur l'élève, il se rendra par un jeu de « lâcher, reconquête de l'élève », encore plus indispensable, mais cette fois authentiquement et réellement, sans illusions.