Commentant le projet de Loi de Finances 2021 (PLF 2021), Mohamadi El Yacoubi, économiste, universitaire, fiscaliste et ancien président de l'Ordre des Comptables Agréés au Maroc (OPCA) estime que le système d'incitation devrait être orienté vers l'amélioration de la productivité, l'investissement, l'innovation et la recherche. Il livre une lecture critique de différentes mesures contenues dans le PLF 2021. EcoActu.ma : En tant qu'économiste et past président de l'Organisation professionnelle des comptables agréés, quelle est votre appréciation des hypothèses retenues dans la préparation du PLF 2021 ? Mohamadi El Yacoubi : Les dernières projections macroéconomiques de la zone euro, notre principal partenaire commercial tablent sur une forte récession en 2020. Toutefois, le redémarrage progressif de l'activité associé aux mesures de relance massives, devrait soutenir une reprise de l'économie mondiale en 2021. Sur le plan national, l'activité économique a été fortement impactée par les répercussions de la crise sanitaire et des mesures de confinement exacerbées par la baisse de la valeur ajoutée agricole intervenue dans un contexte pluviométrique particulier. La croissance de l'économie nationale devrait, ainsi, se contracter de 5,8% en 2020 et le PIB non agricole devrait enregistrer une baisse de 6%. Ces contreperformances ont été partiellement compensées par les mesures prises par les pouvoirs publics pour amortir les implications négatives de la crise sanitaire, et grâce à la résilience de certaines branches du secteur non marchand et à la dynamique favorable du secteur des télécommunications. Les hypothèses balisant le PLF sont bonnes, pourvu qu'elles ne soient pas frappées d'obsolescence sous l'effet de l'incertitude et des bouleversements imprévisibles pouvant toucher la conjoncture économique et sociale du pays durant le dernier trimestre de l'année. Les hypothèses fixant la production céréalière à environ 70 millions de quintaux et le cours moyen du gaz butane à 35O dollars la tonne, permettront au Gouvernement de concrétiser les prévisions du PLF 2021 ambitionnant de réaliser un taux de croissance de 4,8% et un déficit budgétaire de 6,5% du PIB. 2021 intervient dans un contexte national et international exceptionnel marqué par la propagation accélérée de la pandémie et par l'accentuation de ses répercussions négatives sur les plans sanitaire, économique et social, ainsi que par la succession de deux années de sécheresse. Jusqu'à quel point ce PLF introduit-il de nouvelles mesures fiscales telles que recommandées lors des dernières assises sur la fiscalité ? Rappelons que les dernières Assises ont défini les contours d'un nouveau système fiscal, plus équitable, performant, orienté développement et intégrant les principes universels de bonne gouvernance fiscale. Nous restons toujours dans l'attente de l'output de ces Assises qui est la loi-cadre sur la fiscalité devant porter les grands principes de la réforme fiscale à venir et la programmation précise, sur 5 ans à partir de 2020, des principaux engagements du Maroc en la matière. La mouture actuelle du PLF 2021 (qui sera la 2ème LF après les assises) n'intègre pas beaucoup de recommandations au titre de l'implémentation des recommandations issues des Assises sur la fiscalité. La Covid.19 a assurément chamboulé les choses. Nous notons avec satisfaction la mise en place de la contribution professionnelle unique au profit des forfaitaires. Il aurait été utile d'entamer la refonte du cadre fiscal incitatif. Certains secteurs bénéficient par ailleurs de fiscalité allégée (taux de TVA ou d'IS réduits) ou sont exonérés (immobilier, agriculture...). Le coût global de ces mesures a été chiffré à plusieurs dizaines de milliards de DH, sans pour autant que l'on dispose d'analyses pertinentes sur leur efficacité. Le système d'incitation devrait être orienté vers l'amélioration de la productivité, l'investissement, l'innovation et la recherche. Il s'agit d'optimiser les dépenses fiscales en évaluant l'impact sur le PIB. Je pense que nous avons besoin d'une disruption fiscale permettant de réviser les conditions d'instauration d'incitations, y compris celles destinées à l'investissement. Cela constituera un levier vertueux pour réduire la prédominance de la rente et éviter les effets d'éviction préjudiciables à une réelle dynamique de développement. Dans la même veine, il serait fort utile de revoir la ventilation de la charge fiscale en fonction du pouvoir contributif de chacun grâce notamment à l'élargissement de l'assiette, à la lutte efficace contre la fraude et l'évasion fiscales et à une meilleure intégration du secteur informel. D'où la nécessité d'édifier un système fiscal basé sur l'équité et permettant d'assurer une croissance régulière et inclusive. Certaines dispositions contenues dans le PLF comme la TIC ou la contribution sociale de solidarité (CSS) qui touchent directement le pouvoir d'achat des ménages, ne compromettent-elles pas la dynamique de relance dont se targue le ministre des Finances concernant ce PLF 2021 ? Ce PLP intègre une hausse des droits de douanes et de la TIC avec la mise en place de la CSS. Pourvu que ces dispositions soient bien ciblées, l'impôt ne doit pas être considéré comme une contrainte, mais perçu comme un facteur de création de lien social et de solidarité en cette période de crise. Je relève toutefois que ces mesures vont éroder davantage le pouvoir d'achat de la population dans un moment où le renforcement du pouvoir d'achat de la classe moyenne devrait être appuyé par l'introduction d'une fiscalité des ménages plus favorable, prenant en compte les personnes à charge, une fiscalité consolidée par des allocations familiales plus en phase avec la réalité socio-économique des familles, dont celle liée au financement de l'éducation des enfants. Par ailleurs, il aurait été utile d'entamer dès 2021 le réaménagement le barème de l'IR pour soutenir les bas revenus et les classes moyennes d'une part et d'autre part introduire des mesures améliorant la neutralité de la TVA. Justement, quelles sont à votre avis les mesures phares en faveur des entreprises dans ce contexte de crise sanitaire et économique ? Le CVE a mis en place des mesures en termes d'accompagnement des secteurs impactés. Néanmoins ces mesures n'ont pas permis d'alléger l'effet de la crise sur la situation sociale des ménages et de réduire l'ampleur de la récession qu'a connue l'économie marocaine. Les catégories fragiles touchées par les répercussions de cette crise ont besoin de davantage de soutien avec un ciblage efficace de la population éligible. Le besoin se ressent encore pour plus de mesures volontaristes pour limiter l'impact négatif de cette crise sur la situation économique du pays tout en veillant à préserver les emplois. Le pays a grandement besoin d'un plan ambitieux de relance économique et d'un grand projet sociétal de généralisation de la couverture sociale. Cela permettra une meilleure insertion du secteur informel dans le tissu économique national. Il s'agit par ailleurs, d'asseoir les bases d'une économie forte et compétitive et de construire un modèle social plus inclusif. Dans un contexte de manque à gagner important en termes de recettes fiscales, le seul moyen de financement reste la dette publique. Il y a une nécessité à financer une relance plus importante que ce qui était prévu ou attendu. Mais il faut imaginer des mécanismes innovants en s'inspirant des meilleures pratiques adoptées par certains pays européens et notamment la monétisation de la dette publique. Par ailleurs, nos établissements publics marchands, en tant qu'acteurs économiques importants, qui ont un énorme besoin de financement, doivent drainer des financements adéquats. Sur un autre registre, nos entreprises ont utilisé pour l'instant des crédits bancaires garantis par l'Etat. C'est un appui à la trésorerie qu'il faut consolider, en préservant la stabilité de nos banques appelées à continuer de financer les entreprises et à être plus entreprenantes. Côté emplois, les licenciements se multiplient, en effet. Et cela aura un impact certain sur la demande des ménages qui est un déterminant important de la croissance. Il est clair qu'en raison de la conjoncture actuelle, des dizaines d'entreprises ressentent de plus en plus le besoin de mettre en place un plan social afin d'assurer leur survie. Or, sa mise en œuvre reste très compliquée du fait qu'elle passe par l'appréciation des motifs économiques par les autorités administratives qui ont le pouvoir de décider si les difficultés économiques rencontrées sont d'une gravité telle qu'elles peuvent mettre en péril l'existence de l'entreprise. Il y a lieu de préciser que dans plusieurs cas, ne pas permettre à l'entreprise de réduire son effectif conduit cette dernière à la faillite et in fine à la perte de la totalité des emplois. Dans ces cas, il faut plutôt encourager les cures d'amincissement pour préserver les emplois. Concernant nos entreprises en difficulté, n'est-il pas crucial de repérer ces entreprises et éviter les liquidations sèches. Nous avons intérêt à anticiper avant l'orage pour encourager les entreprises en difficulté à davantage solliciter la justice commerciale dans un moment où des dizaines de nos entreprises sont déjà « sous assistance respiratoire ». Dans plusieurs cas, les aides et les reports de charges accordés par l'Etat pour enjamber la crise sanitaire ne suffisent pas à une remise à flot. Ces entreprises doivent être placées rapidement sous la protection du tribunal en utilisant le levier de la procédure de sauvegarde. Mohamadi EL YACOUBI, Consultant en fiscalité, Président des Commission Investissements et compétitivité, et Commission Juridique et modes Alternatifs de règlement des conflits à la CGEM-Safi et Past Président de l'Organisation professionnelle des comptables agréés du Maroc.