* Suite au discours royal du 13 octobre 2017, on assisté à une « mobilisation générale », qui s'est produite dans le désordre et l'improvisation. * Il importe, dès lors, de dissiper le flou institutionnel qui entoure la « dualité » exécutive et qui compromet l'effectivité des politiques publiques. * Pour Noureddine El Aoufi, professeur d'économie à l'Université Mohammed V de Rabat, membre Résident de l'Académie Hassan II des sciences et techniques, président de l'Association marocaine des sciences économiques (AMSE), directeur fondateur du Laboratoire d'économie du développement (www.ledmaroc.ma), la démarche peut se décliner selon un processus cumulatif en plusieurs actes, chacun de ces actes correspondant à une sphère déterminée de légitimité, dans le prolongement du discours royal. Ecoactu : Depuis le discours royal d'octobre dernier, nous avons l'impression que rien n'a été fait dans le sens d'une réflexion devant aboutir à l'avènement d'un nouveau modèle économique pour le Maroc. Partagez-vous cette impression ? Noureddine El Aoufi : L'injonction royale a une fonction « conative » et « appellative » que définit bien la linguistique : inciter à repenser le « modèle de développement national ». L'énonciation est, cependant, restée générale, sans destinataire précis. Le discours s'adresse à tout le monde (gouvernement, parlement, partis politiques, syndicats, université, société civile, etc.). D'où, de mon point de vue, « l'impression » que vous avez et que beaucoup partagent. De fait, on a assisté à une « mobilisation générale », qui s'est produite dans le désordre et l'improvisation, une sorte de « ruée » vers le « nouveau modèle de développement », un modèle imaginaire dont chacun tente de définir les bases, de fixer le contenu, les objectifs, l'ordre des priorités. C'est, en soi, un exercice qui n'est pas vain. Le « brainstorming » autour de la problématique du développement dans notre pays peut, en effet, constituer une modalité pertinente, collective et créative, il peut être une composante essentielle, en termes de « design thinking », dans le processus d'élaboration de la stratégie souhaitable du développement national. Comme il peut donner lieu, ce qui est hélas souvent le cas, à une cacophonie déplaisante, une disharmonie imitative, conduisant à des solutions triviales, incohérentes, paradoxales, contradictoires. Lors de la présentation de la Loi de Finances au Parlement, le ministre des Finances a fait référence, comme il se doit, au discours royal sur l'échec du modèle de développement à l'œuvre, mais pour, ensuite, décliner les dispositions de la loi autour des mêmes orientations que dans le passé, comme si de rien n'était. De mon point de vue, si le débat donne l'impression de tourner en rond et de ne déboucher sur rien, c'est en grande partie parce que l'injonction ne contient pas une « feuille de route », un dispositif procédural, elle n'a pas défini le mode opératoire. Du coup le « nouveau modèle de développement marocain » est devenu une sorte d'Arlésienne, tout le monde en parle, mais personne ne sait ce que c'est ni de quoi il s'agit. Justement quelle démarche faudra-t-il adopter pour faire émerger un consensus sur le futur modèle de développement du Maroc ? DansQuand dire, c'est faire(1962), J. L. Austin souligne que le discours est aussi l'acte qu'il énonce, il est ce qu'il désigne. Un discours est un acte producteur de réalité. A plus forte raison lorsqu'il s'agit, en l'occurrence, d'un discours royal. Il est, de par son statut transcendantal, performatif. Quand le souverain dit, le gouvernement, c'est-à-dire l'exécutif, doit faire. On pouvait attendre du gouvernement, à juste titre, qu'il définisse une pragmatique performative de l'injonction appellative royale. La Constitution l'y autorise. Apparemment, il n'a pas pris les choses sous cet angle. Pourquoi ? Les situations de « non faire », de « dire » qui ne débouche pas sur le « faire » sont désormais des significatives, l'exemple le plus spectaculaire, devenu erratique, emblématique est celui de la « stratégie Al Hoceima Manarat Al- Moutawassit ». Il importe, dès lors, de dissiper le flou institutionnel qui entoure la « dualité » exécutive et qui compromet l'effectivité des politiques publiques. Mais toutes choses égales par ailleurs, et en référence au nouveau « modèle » de développement, on peut suggérer les grandes lignes d'une pragmatique ayant pour but, outre de dépasser au sein de l'exécutif la dualité incapacitante entre le dire et le faire, de fonder une approche méthodologique appropriée dédiée au designde l'ensemble des engagements stratégiques de l'Etat, c'est-à-dire de ces engagements qui portent sur les grands choix du pays, qui concernent le bien-être collectif et impliquent l'ensemble de la population. La démarche peut se décliner selon un processus cumulatif en plusieurs actes, chacun de ces actes correspondant à une sphère déterminée de légitimité, dans le prolongement du discours royal appelant à repenser le modèle de développement national et qui constitue l'Acte 1 du processus global d'élaboration. L'acte 2 consiste à fonder par le savoir (ici savoir économique, augmenté et renforcé par d'autres savoirs, notamment les sciences humaines et sociales) les nouveaux choix adéquats en matière de développement, compte tenu des besoins essentiels à satisfaire, des priorités humaines et sociales, des enjeux de compétitivité, des exigences de soutenabilité, des moyens requis en matière d'investissement et de financement, des maturités à court et long termes, de programmation et coordination des projets, etc. C'est la sphère de l'expertise qui est incontournable dans ce type d'exercice qui complexe et s'adosse de plus en plus à la connaissance dans ses multiples dimensions théoriques, empiriques, techniques, comparatives. Je persiste et signe les propos que je vous ai déjà tenus lors d'un précédent entretien en octobre dernier. L'expertise qui, en l'occurrence, est recherchée pour sa double légitimité scientifique et technique et pour sa démarche compréhensive au sens de Max Weber, ce n'est certainement pas l'expertise étrangère, mais l'expertise nationale dont regorgent aujourd'hui notre administration, nos universités ainsi que les multiples institutions, conseils et observatoires nationaux comme Bank Al-Maghrib, le Conseil économique, social et environnemental, le Haut-Commissariat au Plan, l'Observatoire national du développement humain, etc. Acte 3.La commission d'experts nationaux ne peut pas compter exclusivement sur le savoir et les compétences techniques que détiennent ses membres, mais elle doit procéder à des auditions aussi larges que possibles et recueillir les différentes façons de concevoir le mode de développement national compte tenu de la pluralité des parties prenantes, de la pluralité des acteurs, de la diversité des cultures, de la variété des situations sociales, et donc de la complexité des besoins, des préférences, des attentes, des espérances. Cet acte est essentiel. Il octroie à l'expertise une base d'encastrement, ou embeddednesspour reprendre la formule de Karl Polanyi, au sein de la réalité du pays et de ses dynamiques. C'est un moment de délibérationfondamental dans le processus d'élaboration d'un consensus autour du choix optimal de ce que le développement doit être, dans sa substance et dans ses procédures, un consensus autour de la combinatoire des besoins, des priorités, des moyens, des dispositifs de mise en œuvre, etc. Dans l'Ethique à Nicomaque, Aristote définit la délibération comme un processus permettant d'éclairer les voies de la décision et de l'action. Elle favorise l'interaction des points de vue, des arguments, des justifications. Elle met en tension les positions, préférences, aversions des différentes parties prenantes et révèle leurs dispositions, engagements, défections. Amartya Sen fait de la capacité de délibérer un principe de démocratie réelle. A Maroc, on peut à ce propos évoquer quelques rares exemples où l'on a octroyé, peu ou prou, aux citoyens cette capacité de participer à la délibération publique en vue d'élaborer des réformes : la Charte nationale sur l'éducation en 1999, le rapport du Cinquantenaire ayant donné lieu à l'Initiative nationale du développement humain en 2005, le rapport sur la régionalisation avancée (2011) et, bien entendu, la Constitution de 2011 qui institue le principe de démocratie participative. Ainsi augmentés et légitimés par l'acte délibératif, les « livrables » d'étape issus de l'expertise ont encore besoin d'un type primordial de légitimité : la légitimité démocratique. Acte 4.Les stratégies sectorielles conçues par les cabinets de conseil étrangers ont dû buter, entre autres, sur des attitudes de défiancese transformant le plus souvent en comportements de défectionou exitdes parties prenantes en particulier et des citoyens en général. On ne doit guère s'en étonner : ces stratégies ont été élaborés de façon hermétique, à huis clos, au sommet de l'Etat et mises en oeuvre sans débat préalable, sans délibération publique, à l'insu des citoyens. Force est de constater que de telles réformes sont, la plus part du temps, inexécutables dès lors qu'elles n'ont pas été soumises à l'avis des parties concernés. Certaines de ces réformes sont peu convaincantes y compris dans leurs soubassements théoriques et empiriques, se contentant la plus part du temps de « plaquer » sur la réalité marocaine, de manière mécanique, des modèles d'équilibre général réduisant ainsi le développement à la croissance, la politique macroéconomique publique à la gestion microéconomique privée, diluant la gouvernementalitédans la gouvernance, prônant la compétitivité externe sans tenir compte de la productivité interne, etc. Mais il y a plus important : dans l'opinion publiques, les grandes décisions stratégiques initiées et pilotées par le Souverain sont, de par la Constitution, soustraites au principe liant la responsabilité à la reddition des comptes. Cette « aporie» peut être résolue en impliquant le Parlement dans le débat et l'adoption du projet de « modèle » de développement national, ce qui lui donne une légitimité démocratique et rend, du coup, l'exécutif gouvernemental pleinement responsable de sa mise en œuvre et seul comptable de son effectivité. Et la boucle sera ainsi bouclée. Le Maroc a résolument adopté le mode de pensée libérale, influencé par les directives des institutions de Bretton Woods. Cela n'oriente-il pas d'emblée une quelconque réflexion quant au nouveau modèle à adopter ? Votre question m'amène, tout d'abord, à souligner que l'échec du modèle de développement à l'œuvre est aussi celui des recettes libérales conçues par les institutions financières internationales et appliquées, non sans excès de zèle, par les gouvernements qui se sont succédés depuis au moins le Programme d'ajustement structurel en 1983. En s'inscrivant dans la continuité du modèle standard et en repassant les mêmes plats (compétitivité des entreprises, compétences, cohérence des stratégies industrielles), le rapport qui vient d'être remis au gouvernement par l'OCDE (L'examen multidimensionnel du Maroc, 2018) ne peut, si ses conclusions sont appliquées, que produire les mêmes impasses et conduire aux mêmes goulots d'étranglement. Ensuite, pour ce qui est du « nouveau modèle à adopter », une stratégie de développement national souhaitable ne peut être, au plan doctrinal, que de nature agnostique, c'est-à-dire sans obédience théorique exclusive, car il s'agit de répondre aux objectifs stratégiques de développement du pays et aux besoins essentiels de la population, objectifs et besoins qui sont déterminés, en dernière analyse, par l'intérêt général, le bien-être public, la logique des communset non par les préférences privées, les corporatismes, les groupements d'intérêt et les lobbies. Le développement est une affaire trop grave, trop complexe, trop consensuellepour être confiée à des libéraux, qui plus est technocrates. Le mode de développement a partie liée avec le choix de société. Chacun doit y contribuer selon ses capabilités et chacun doit en tirer satisfaction selon ses besoins.