C'est dans la littérature marxiste (de Karl Marx à Nicos Poulantzas) qu'on trouve une conceptualisation des classes moyennes où celles-ci sont définies en termes à la fois économiques (revenu, patrimoine), socioculturels (niveau d'éducation, diplômes, rôle dans l'hégémonie culturelle), professionnels (administration, professions libérales, intellectuelles) et politico-idéologiques (conscience et position de classe, propension au changement). On a tendance aujourd'hui à ne retenir que le critère revenu (Haut-Commissariat au Plan), qui est, en l'occurrence, un proxy insuffisant. L'analyse met en évidence l'existence de sous-classes ou de fractions de classes au sein des classes moyennes : les fractions supérieures plus ou moins proches des classes supérieures ou de ce qu'on appelle aujourd'hui l'élite d'une part, les fractions inférieures qui se trouvent aux frontières, des frontières fort perméables, des catégories défavorisées ou pauvres de la population d'autre part, et entre les deux extrémités oscille une fraction intermédiaire. On assiste de nos jours à un déclassement du haut vers le bas, avec une tendance au basculement des fractions inférieures dans la pauvreté, donnant l'image d'un sablier. Au Maroc, on a tenté dans les années 1970 de promouvoir la classe moyenne par la loi relative à la marocanisation (1973) et, à travers l'émergence d'une catégorie d'entrepreneurs, de donner une impulsion au « capitalisme marocain » (El Aoufi, La marocanisation, Editions Toubkal, 1990). Cette politique fut contrebalancée, d'abord, par la mise en œuvre du Plan d'ajustement structurel (1983) dont les effets néfastes frappent de plein fouet les classes moyennes (compression drastique des recrutements dans la fonction publique, gel des salaires, réduction des dépenses publiques à caractère social, notamment en matière d'éducation, de santé et de logement). Au cours des années 1990, ensuite, l'application, à pas de charge et sous la houlette du FMI et de la Banque mondiale, de réformes libérales (privatisations, déréglementation, mise à niveau, ouverture internationale) n'a pas manqué d'entraîner la classe moyenne en général et les fractions inférieures en particulier dans une spirale régressive où, à l'instar des catégories pauvres de la population, elles sont confrontées à la précarité, la vulnérabilité et l'exclusion (rapport du Cinquantenaire sur le développement humain, 2006). Enfin, sous les deux derniers gouvernements, on assiste à une « descente aux enfers » des classes moyennes sous l'effet conjugué de politiques néolibérales restrictives en matière d'offre de services publics et de qualité des prestations. Le budget des ménages moyens se trouve ainsi écrasé par le coût élevé de l'offre privée de l'éducation et de la santé. On peut évoquer aussi l'effet chômage, le quel, en frappant davantage les jeunes et les femmes, pèse sur le budget des ménages moyens. Le coup de grâce fut donné par l'abolition des subventions relatives aux hydrocarbures. Le monde rural connaît la même configuration : gros propriétaires terriens et/ou grands exploitants agricoles d'un côté, paysans pauvres et/ou sans terre de l'autre. Force est de constater que cette asymétrie structurelle n'a fait que s'accentuer depuis la mise en œuvre du Plan Maroc vert (voir Discours Royal). Dédié à la promotion de l'agriculture solidaire par agrégation des petites exploitations afin de les rendre viables et de donner ainsi aux petits paysans l'opportunité de tirer profit de leur insertion dans les chaînes de valeur à la fois nationales et internationales, le Pilier 2 s'est traduit, dans la réalité, en soutien de la grande exploitation capitaliste, cette dernière tirant profit de l'inégalité des termes de l'échange imposée, en l'absence d'intervention de l'Etat, par les marchés aux modes de production communautaires et coopératifs. Le Discours royal invite à à recentrer le Plan Maroc vert sur un Pilier 3 que vont supporter les classes moyennes. Il importe de rappeler que la création d'une classe tampon entre les gros propriétaires et exploitants et les paysans pauvres et sans terre fut un des objectifs de la marocanisation de 1973 dans son volet rural. C'est dans cette perspective qu'il convient de reconfigurer le modèle de développement eu égard à ses fondements mêmes. Le développement économique est indissociable du progrès social et de l'inclusion. Le rôle des classes moyennes est, à cet égard, déterminant dans la mise en place d'un type de développement qui combine efficacité et équité, production et connaissance, productivité et innovation. Par Professeur Noureddine El Aoufi, Professeur Noureddine El Aoufi, est professeur d'économie à l'Université Mohammed V de Rabat, membre Résident de l'Académie Hassan II des sciences et techniques, président de l'Association marocaine des sciences économiques (AMSE), directeur fondateur du Laboratoire d'économie du développement www.ledmaroc.ma.