La nouvelle est tombée comme un couperet, ce mardi 30 octobre 2007 : le Sénégal va prendre le contrôle de la compagnie aérienne Air Sénégal aux dépens de Royal Air Maroc. Pourquoi ce revirement ? Depuis sa création en 2001, le nombre de passagers d'ASI (Air Sénégal International) n'a jamais cessé d'augmenter, son chiffre d'affaires a toujours progressé et elle a affiché, durant trois exercices consécutifs (2002, 2003 et 2004), des bénéfices confortables (voir notre infographie, ci-après). Très vite, la compagnie a tissé son réseau, en desservant Nouakchott, Bamako, Niamey, Ouagadougou, Cotonou, Lomé, Abidjan, Conakry, Bissau, Praia, Banjul et quelques grandes villes européennes comme Paris et Madrid. Passagers, professionnels et politiques ne tarissaient pas d'éloges sur l'envol de cette start-up, traduction concrète, après la disparition d'Air Afrique, du beau rêve d'une compagnie transnationale. Résultat : nombre d'Etats africains comme le Gabon, la Mauritanie, le Cameroun, le Congo et la Communauté Economique et Monétaire de l'Afrique Centrale (Cemag) frappaient à la porte du groupe Royal Air Maroc pour dupliquer la success-story de la filiale sénégalaise de la compagnie marocaine dans leurs pays. Pendant ce temps, entre Marocains et Sénégalais, «tout était au mieux dans le meilleur des mondes possibles». Mais cet enthousiasme allait se tarir à partir de septembre 2006, quand les premières difficultés ont commencé à apparaître. Un déficit de 13 milliards de FCFA À l'origine de cet état de fait : un déficit engendré par des incidents techniques ayant mobilisés, en 2005, deux avions sur les cinq que compte la flotte de la compagnie, ainsi qu'une régularisation, en 2006, de la comptabilisation de charges engagées au cours des exercices précédents (2001-2005) et n'ayant pas été provisionnées. «La Dash a atterri à l'aéroport de Tambacounda (région orientale du Sénégal), dont la piste était en travaux. L'autre avion, un B737 a fait, lui, une sortie de piste au niveau de l'aéroport de Conakry en Guinée. Ces accidents, qui nous ont poussés à louer d'autres avions, nous ont coûté une perte de près de 4 milliards de FCFA», explique Driss Benhima, le président-directeur général de Royal Air Maroc. Comme généralement, le malheur ne vient jamais seul, ce déficit s'est creusé davantage à cause d'une mauvaise affectation des lignes. Ce qui a obligé le groupe RAM à procéder à la fermeture des lignes déficitaires, hormis le réseau domestique considéré selon le pacte d'actionnariat comme relevant du service public. Il élabore un plan de redressement dans lequel il s'engage à apporter 10 millions d'euros à sa filiale, sous forme de prêt. Ainsi, en octobre 2006, la desserte d'Accra, inaugurée en juillet 2005, est supprimée. «Nous avons perdu 314 millions de FCFA sur cette ligne», précise le patron de la compagnie nationale. Certains Sénégalais ne voient pas cette fermeture de ligne d'un bon œil. «Comment voulez-vous réduire la flotte qu'on cherche à agrandir ? Les suspicions commencent à s'installer et c'est le début des divergences», raconte le patron de RAM. Il n'empêche que le groupe RAM tient à appliquer sa thérapie. Une autre ligne, notamment Dakar-Milan, emboîtera le pas à Dakar-Accra, en mars dernier. À en croire le patron de la compagnie aérienne nationale, les pertes sur cette desserte se sont élevées à 1 milliard de FCFA sans compter le réseau domestique, qui engendre autant de pertes par an que la liaison sur l'Italie. «RAM n'aurait pas dû ouvrir ni la ligne sur Dakar-Milan ni celle sur Accra. Nous avons mis un avion de trop sur ces dessertes. C'est une mauvaise gestion et nous l'assumons en toute responsabilité», souligne Driss Benhima. Quoi qu'il en soit, au bout de l'exercice 2006, le déficit a atteint près de 13 milliards de FCFA. Résultat : les tensions sociales montent de jour en jour au sein d'ASI et la maison-mère est souvent pointée d'un doigt accusateur à Dakar par le syndicat. Ce dernier la voit comme le premier concurrent d'ASI et répète à qui veut l'entendre l'augmentation de la fréquence Dakar Paris via Casablanca. Le nombre de vols hebdomadaires de la RAM sur cette ligne est passé de 7 à 14. Le syndicat cite également l'ouverture par la RAM de lignes vers l'Afrique centrale (Brazzaville et Libreville notamment), une destination où ASI se serait bien vue. Ou encore depuis octobre 2006, quand Air Sénégal a fermé sa ligne vers Accra, tandis que la RAM commençait, le même mois, à desservir la capitale ghanéenne. Le syndicat va jusqu'à imputer à RAM l'absence d'ASI sur des lignes européennes. Car, si la compagnie sénégalaise dessert Bruxelles et Madrid, c'est à travers des accords de partage commercial (code-share) avec SN Brussels et Iberia… Ces attaques déstabilisent la compagnie dont les employés se mettent en grève. Puis la rumeur enfle que la trésorerie est dans le rouge. Nous voilà alors à la crise de mars 2007. «Je comprends leur volonté de voir la compagnie disposer d'une grande flotte. Ce qu'ils doivent savoir, c'est que le secteur de l'aérien est très fragile. RAM en 50 ans d'existence n'a que 45 avions. ASI qui a six ans a cinq avions. Mais dans quelques jours, elle devra recevoir la norme IOSA que beaucoup de compagnies n'ont pas encore. RAM ne l'a eu qu'il y a deux ans alors que Tunisair vient de l'obtenir. Par deux fois, j'ai fait faire des études de long courrier pour ASI mais la conclusion est toujours que ça ne va pas marcher», indique le patron de RAM. Driss Benhima a fait le déplacement à Dakar et a été reçu par le président sénégalais Abdoulaye Wade. Il fait à ce dernier trois propositions de sortie de crise. Lesquelles concernaient le dépôt de bilan, le maintien du statu quo ou la reprise totale ou partielle par le Sénégal des parts détenues par la RAM au capital de la société. «Dans nos propositions figurait bien celle qui manifestait notre volonté de reprendre la recapitalisation», tient à rappeler Driss Benhima. En raison de tensions sociales au sein de la compagnie, la mise en œuvre du plan de redressement de septembre 2006 ne sera déployée que quelques jours après la visite du patron de RAM à Dakar. Et pour la deuxième fois, RAM apporte 10 millions d'euros à sa filiale, cette fois-ci pour renflouer la trésorerie. Paradoxalement, Marocains et Sénégalais ne semblent s'être rendus compte officiellement des pertes cumulées sur les exercices 2005 et 2006 que le 6 juillet dernier, quand le conseil d'administration d'Air Sénégal a entériné les pertes de 13 milliards de FCFA (18,3 millions d'euros). Le déficit représentant quasiment le double du capital de l'entreprise (7,2 milliards de FCFA), les règles de l'Organisation pour l'Harmonisation du Droit des Affaires en Afrique (Ohada), dont le Sénégal est membre, imposent au conseil d'administration de se réunir dans un délai de quatre mois à compter de sa dernière assemblée pour statuer sur le sort de la compagnie. Cette dernière n'a pas le choix : soit augmenter son capital, soit mettre la clé sous la porte. Dans les arcanes du gouvernement sénégalais Dans les arcanes du gouvernement sénégalais, la décision a été prise : reprendre ASI. Le ministre sénégalais des Transports, Farba Senghor, convoque la presse sénégalaise pour une conférence de presse sur la compagnie, avant de la reporter deux fois de suite en attendant de se rendre à Casablanca pour remettre un courrier du président sénégalais à Driss Benhima, le 29 octobre dernier. «Nous avons bien reçu le ministre sénégalais qui nous a fait part de son souhait de reprendre la compagnie. Nous n'étions pas obligés d'accepter de devenir minoritaire. Il s'est trouvé que l'option de nos frères sénégalais faisait partie de nos trois propositions de sortie de crise», précise le patron de RAM. Le lendemain, le ministre sénégalais convoque la presse sénégalaise et annonce que le Sénégal prendra prochainement le contrôle d'Air Sénégal International (ASI), en visant une participation de 75% de la compagnie aérienne aux dépens de l'actionnaire majoritaire actuel, RAM. «Le maintien de la gestion par la RAM ayant montré ses limites, le Sénégal décide de reprendre Air Sénégal International. Cette décision fait suite à un déficit de plus de 19 millions d'euros accusé par la société. Cette mesure doit prendre effet le 5 novembre lors d'une réunion de la Commission mixte entre les deux pays à Casablanca», dit-il. Attendu en vain par la RAM, le gouvernement sénégalais était aux abonnés absents pour ce rendez-vous. Ce que Driss Benhima a beaucoup regretté. «Il faut que cette commission se réunisse au plus vite car l'aérien est très fragile», dit-il. Rappelons que c'est cette commission qui doit faire des propositions relatives notamment au montant et schéma de la recapitalisation d'ASI, des modalités du transfert par RAM et de la prise en charge par l'Etat du Sénégal des garanties fournies aux partenaires, fournisseurs et bailleurs de fonds d'ASI, les modalités et le calendrier du transfert de la gestion de la compagnie à la partie sénégalaise ainsi que les modalités de la poursuite de l'assistance technique de RAM à ASI. De toute manière, Air Sénégal International est largement sous-capitalisée. En 2001, le capital s'est constitué par des apports en nature : l'État sénégalais apportait les droits de trafic, évalués à 3,5 milliards de FCFA, et la RAM, un Boeing 737-200, évalué à 3,7 milliards. C'était il y a six ans. Aujourd'hui, ces montants ne lui permettraient même pas de payer ses dettes. Vu l'expérience sénégalaise que le président de RAM trouve enrichissante, son groupe exclut de renouer des affaires avec les Etats sur le continent. Désormais, il lorgne les privés africains. Pourtant, RAM avait toujours écarté cette option, pensant que les Etats offraient plus de garanties.