Juteux, le business de l'alcool dans la grande distribution au Maroc fait gagner beaucoup d'argent à trois grandes enseignes. Entre 27 et 30%, c'est le poids que pèse ce commerce dans leur chiffre d'affaires global. Cependant, revers de la médaille, sa gestion est très difficile et synonyme de problèmes de sécurité. C'est un fait véridique. Fin 2004 (du temps où Auchan et l'ONA étaient encore associés), Benoist Cirotteau, président du pôle supermarchés d'Auchan, en visite au Maroc, gare sa voiture devant le supermarché Acima de Derb Soltane à Casablanca. Au moment où il s'apprête à franchir la porte d'entrée, il échappe à une agression fatale : des inconnus ont jeté deux bouteilles de vin rouge qui ont fini par s'écraser contre le mur du magasin, à quelques centimètres du responsable d'Auchan. Benoist, sain et sauf, n'hésite pas une seconde à rebrousser chemin. Un incident évité de justesse. Mais deux mois plus tard, le magasin, qui réalisait un chiffre d'affaires important grâce à la vente d'alcool, a fermé ses portes à jamais. La courte existence de ce supermarché, 30 mois, est édifiante et aide à esquisser le tableau du business de l'alcool dans la grande distribution au Maroc. Dans ce magasin, on a déploré trois morts et plusieurs blessés parmi les clients. Des accrocs à l'alcool qui se sont transformés en voleurs dans et à la sortie du supermarché. Au début, ce magasin poursuivait la politique du rayon ouvert ou du libre-service. Il réalisait alors un chiffre d'affaires de 300.000 DH/jour, dont 120.000 DH en alcool. Et quand les agressions accompagnées de vol sont devenues récurrentes et quotidiennes, le magasin a poursuivi la politique du comptoir pour limiter les dégâts. Du coup, le chiffre d'affaires général a chuté à 80.000 DH, dont 45.000 générés par l'alcool. Un business à gérer Depuis, Marjane Holding a pris la problématique du business de l'alcool à bras le corps. Durant les deux derniers mois de l'existence du magasin de Derb Soltane, une équipe d'auditeurs dépêchée par l'ONA est venue enquêter avec le personnel. Les résultats de l'enquête, qui a duré un mois, ont été pris en considération dans la décision d'interdire la vente d'alcool au Marjane de Derb Soltane (quartier Drissia). Fin 2007, au supermarché Sidi Othmane à Casablanca, on a déploré une autre victime. C'est un agent de sécurité qui s'est fait poignardé. Dans les quartiers populaires surtout, le management de Marjane holding a établi un même constat : bagarres violentes, agressions, vols de clients, vols de boissons alcoolisées… Et quand l'ONA a fait l'audit du défunt supermarché de Derb Soltane, on a signalé des pertes (démarque) de l'ordre de 970.000 DH dans le rayon alcool, et de l'ordre de 2 millions (alcool et autres produits) au supermarché Acima Beauséjour. Le problème de gestion des magasins qui distribuent de l'alcool est sans cesse posé. Autant, il fait gagner du cash à l'enseigne, autant, il crée des problèmes de gestion, dans ce sens où il fait fuir aussi une clientèle socio-professionnelle de catégorie A ou B. Aucune des trois enseignes qui s'adonnent au business de l'alcool, Marjane, Acima et Label'Vie, n'est prête à l'abandonner. Ce business est générateur de cash flow. Dans le secteur, l'alcool pèse pour près de 30% dans leur chiffre d'affaires. Tout compte fait, il génère près de 4 milliards de DH annuellement. Une vache à « cash » dont on ne peut plus se passer. Alcool, sécurité et pressions Dans les supermarchés Acima situés dans les quartiers populaires, ce business représente jusqu'à 60% du chiffre d'affaires global. A l'opposé, dans les quartiers huppés, ce taux baisse à 20 voire 10%, comme c'est le cas de Acima Emile Zola ou Twin center. Chez Label'Vie, on poursuit une politique autre. En fait, dans la majorité des magasins, on aménage deux caves, une consacrée à monsieur « tout le monde » où sont proposées les marques de boissons bon marché, et la deuxième cave pour les gens aisés avec des marques chères, sélectionnées et sélectives. L'événement qui a défrayé la chronique, il y a quelques jours, au Carrefour de Salé rappelle les mouvements de contestation orchestrés par le Parti de la Justice et du Développement (PJD) dans certaines villes comme Safi et Témara depuis quelques années. Dans ces deux villes, et suite à cette pression d'ordre politique, les deux supermarchés Acima ont fini par fermer le rayon alcool tous les vendredis. Et lorsque les protestations sont devenues récurrentes, et que certains supports médiatiques ont évoqué la holding filiale de l'ONA, Marjane Holding avait temporisé l'animation au sein des rayons alcool dans les supermarchés Acima. De retour à l'affaire de Salé, la commercialisation de l'alcool dans la ville a été depuis longtemps interdite. On n'y trouve pas d'épicerie ou de superette le distribuant. De toute évidence, ce sera une grosse perte de cash pour l'enseigne Label'Vie, qui a procédé à la fermeture du rayon. Cette affaire ouvre cependant une autre brèche relative à l'autorisation de commercialisation de l'alcool dans la grande distribution. Lorsqu'on vit des problèmes de sécurité dans une ville donnée, les autorités n'accordent pas d'autorisation. Mais pourquoi l'a-t-on accordée à titre exceptionnel à Carrefour Salé ? Difficile de répondre à cette question. Mais ce qui est sûr, c'est que la question de la sécurité, que ce soit à l'intérieur ou dans les environs immédiats du magasin, est intimement liée à l'octroi de l'autorisation. Et puisque la logique de la grande distribution est purement financière, les enseignes ne peuvent pas se passer de ce business juteux, générateur de cash. Exception faite des deux enseignes, Aswak Assalam et Hanouty. Chaabi a depuis longtemps fait le choix de la paix, en évitant de tomber dans tous ces problèmes. Le business de l'alcool est vieux de plus de 20 ans. Sa naissance remonte à l'ouverture du premier hyper de Marjane. Il paraît clair qu'il pèse lourd sur le chiffre d'affaires des enseignes. Mais toujours est-il que sa gestion est très difficile et entraîne parfois de grosses pertes. L'autorisation : au nom de qui ? C'est une information que Challenge Hebdo révèle pour la première fois. L'autorisation de vente d'alcool dans les magasins de Marjane Holding (notamment les supermarchés Acima) est accordée au nom du directeur du magasin ou du chef du département. Le directeur du magasin dispose d'une sub-délégation. Il fait de l'autorisation qui porte son nom une procuration au nom d'un employé (qui peut être le chef de département). De telle sorte que s'il arrive un incident (bagarre, vol…) à l'intérieur du magasin, et que le directeur est absent, c'est l'employé qui assiste à la rédaction du procès verbal au commissariat de police, en sa qualité de représentant de l'enseigne. Une interrogation persiste : pourquoi une autorisation de vente d'alcool est attribuée au nom d'un employé (directeur, chef de département) et non pas au nom d'un responsable de l'enseigne ? En tout état de cause, plusieurs autorisations continuent de porter le nom d'un directeur démissionnaire ou rattaché à une autre enseigne de la grande distribution.