Le rythme de ces trois dernières années est à l'ouverture de plusieurs galeries d'art par an, notamment à Casablanca et à Marrakech. Les initiateurs de ces projets ne sont pas toujours des hommes de l'art, mais des investisseurs qui y voient une activité commerciale comme une autre. Et pourtant, elle est particulière à plus d'un titre. Voyage au cœur d'un monde où art et argent s'entremêlent. L'Atelier 21 en plein cœur du quartier casablancais Racine. Les préparatifs vont bon train pour accueillir un grand nom de l'art plastique au Maroc. Mohamed El Baz y exposera ses toiles à partir du 7 avril. Aziz Daki ne cache pas son émotion. Ce dernier est fondateur et associé de cet espace d'art contemporain aux cotés d'Aïcha Ammor, ex-directrice de la communication à la Société Générale. Pour lui, c'est un grand événement. Une immense source de fierté que de travailler avec une aussi grande pointure. D'autant que « L'Atelier au Cactus » est la première exposition individuelle de Mohamed El Baz au Maroc. Une consécration pour l'Atelier 21 qui n'a que 6 mois d'existence. Changement de lieu. A quelques centaines de mètres d'ici, sur le boulevard Moulay Rachid, «Venise Cadre» est sur son 31. Dans cette galerie créée par des Italiens dans les années 40 et où le même Aziz Daki était commissaire d'exposition avant de voler de ses propres ailes, c'est André Nadal qui est à l'honneur via des toiles qui évoquent des formes géométriques, lui-même étant à l'origine un architecte d'intérieur avant de se consacrer à la peinture comme moyen d'expression. Ici, les visiteurs semblent sortir tout droit d'un autre Maroc, celui d'une bourgeoisie dorée pour laquelle une toile à 50.000 DH est à portée de main. Des vieux, dont certains étrangers vivant au Maroc, mais aussi de jeunes couples issus de la classe aisée scrutent avec des yeux d'experts ces tableaux où cubes, cercles et lignes s'enchevêtrent. Mais malgré les apparences, «en ces temps de crise économique, l'austérité budgétaire ne semble pas épargner le monde chic de l'art », selon Lucien Amiel, responsable à Venise Cadre. Prémisses de temps durs pour les galeristes ? En tout cas, à voir le nombre d'ouvertures de galeries, on serait amené à penser le contraire. Le mouvement ne manque pas de rappeler- toute chose étant égale par ailleurs- la ruée vers la téléboutique, dont les prémisses datent des années 90, et dont l'ascension n'a commencé à fléchir que depuis 4 ou 5 ans. Une telle comparaison, qui peut être considérée comme péjorative, risque fort bien de faire des mécontents parmi les galeristes. Mais un tel parallèle puise sa légitimité dans le profil même de ceux qui ont investi le domaine récemment. Comme dans la téléboutique, médecins, architectes, hommes d'affaires et fonctionnaires y mettent leurs billes dans l'attente de prendre part au gâteau. Casablanca et Marrakech sont les deux villes qui ont suscité la convoitise de ces investisseurs de l'art. Les deux villes où la bourgeoisie ne lésine pas sur les moyens pour s'offrir des toiles portant la griffe des peintres les plus en vogue de l'époque, selon l'explication donnée par un galeriste de la capitale économique. L'argent de l'art Mais pourquoi cet intérêt soudain pour le marché de l'art ? Profite-t-il d'avantages fiscaux qui lui sont propres ? Est-il plus rentable que des secteurs traditionnels de l'économie marocaine ? Si pour les deux premières questions, les interrogés n'hésitent pas à exprimer leur point de vue en pointant du doigt qu'ils sont soumis au même régime fiscal que n'importe quelle entreprise, ils font preuve de plus de discrétion quand il s'agit de parler de leurs marges. «Dévoiler le secret peut provoquer des jalousies entre les artistes exposants », souffle un galeriste. Car, généralement, ce sont la notoriété et la cote de l'exposant qui déterminent le traitement commercial qui lui est réservé. Certains artistes doivent s'acquitter d'un forfait à verser à la galerie au titre de la location de l'espace et pouvant aller jusqu'à 80.000 DH pour 15 jours. D'autres, plus connus, paient une commission sur les tableaux vendus. Mais là aussi, les galeristes ne fonctionnent pas tous de la même façon. Il y en a qui n'appliquent que le forfait, d'autres qui n'ont d'yeux que pour la commission. «Il ne faut surtout pas confondre galeriste et marchand d'art. Le premier prend des risques, investit pour promouvoir ses exposants et assurer leur visibilité, ce qui n'est pas le cas du second. Partant de là, peut-on vraiment parler de galeristes en évoquant des cas de nouveaux investisseurs dans l'art qui s'implantent ici et là en créant de simples structures de commerce de l'art et en ne focalisant que sur le volet commercial, certes important?», ponctue Aziz Daki, de l'Atelier 21. Il n'est d'ailleurs pas le seul à afficher une telle position. Sophia Alaoui Tebâa ne mâche pas non plus ses mots en parlant de bazars, voire même de dépôts qui brandissent eux aussi l'affiche «galerie». Elle est directrice associée dans la galerie «Noir sur blanc», ouverte en mars 2007 à Guéliz, l'un des quartiers huppés du centre ville marrakchi. Ancien cadre de l'Institut français de la ville ocre, elle s'est associée à une autre dame, Sakina Gharib, ancienne directrice de musée, pour créer leur propre galerie et faire de la découverte de nouvelles figures marocaines de l'art plastique leur cheval de bataille. Y aura-t-il de la casse ? Mais ce n'est pas pour autant que Sophia Alaoui Tebâa est contre le fait que des investisseurs n'ayant pas, à l'origine, baigné dans le monde de l'art et de la culture, puissent eux aussi tenir des galeries dignes de ce nom. « Le plus important est qu'ils soient conscients de ce qu'ils doivent faire pour y exceller et qu'ils s'entourent de connaisseurs », ajoute-t-elle. Car, il faut savoir qu'une galerie est un projet capitalistique qui exige des fonds importants, aussi bien pour lancer la structure que pour pouvoir la viabiliser à terme. «Programmer une dizaine d'expositions par an avec un catalogue pour chacune, même pour celles des nouveaux talents, prévoir des cocktails en marge de l'exposition et envoyer des cartons d'invitations par milliers, n'est pas facile à assurer sur le plan financier. Mais c'est le métier d'un galeriste. Il doit prendre des risques et ne pas s'attendre à un gain facile en se limitant à capitaliser sur la notoriété des peintres qui ont la cote. Il est de son devoir de découvrir des talents et de leur donner les moyens d'émerger», lance Aziz Daki. Et d'ajouter : «il faut aussi les internationaliser en participant à des foires à l'étranger. C'est ainsi qu'une galerie fait son métier». Décidément, une galerie d'art, ça consomme beaucoup d'argent sans donner des garanties en retour. «Qu'une banque ou une fondation investisse maintenant dans une galerie me paraît raisonnable. C'est dans l'optique d'aider le peintre qu'elle agit, s'il émerge tant mieux pour elles. Sinon, elles n'en meurent pas. Mais pour un privé, y investir par les temps qui courent est un quasi-suicide financier », assure Lucien Amiel. Et d'ajouter, «bien sûr, il y aura des fermetures comme celles de la fin des années 60. Tout monde veut se jeter sur le gâteau, mais il faut être capable de ne pas être abattu par le poids des charges ». Lui-même a vendu Venise Cadre, il y a quelques mois, et n'y reste que le temps de transmettre ses connaissances à la nouvelle propriétaire.