Confronté à la prolifération de faux diplômes et à une concurrence exacerbée par le e-commerce, le secteur de l'optique traverse une période particulièrement trouble. Retour sur un secteur gangrené par l'informel. Avec à peine 15% des Marocains équipés de lunettes, le secteur de l'optique affiche une croissance enviable, reflétant une demande en perpétuelle hausse pour les accessoires de vue. Pourtant, il est rare qu'un secteur cumule autant de dysfonctionnements: falsification des diplômes, caravanes médicales au bénéfice ambigu, et concurrence débridée provenant des plateformes en ligne... Les opticiens ne sont pourtant pas les seuls à en pâtir. En première ligne demeure, le consommateur, qui en paie, malgré lui, le prix fort! Lire aussi | Le franco-italien Essilor Luxottica restructure ses opérations au Maroc Comme en témoigne le récit de Sara, jeune enseignante qui n'aurait jamais imaginé que sa quête d'une simple paire de lunettes pourrait altérer sa vie. Guidée par les recommandations d'amis, elle s'est tournée vers un lunetier local réputé pour ses tarifs abordables. Trois mois plus tard, sa vision, loin de s'améliorer, a décliné. Elle fut stupéfaite d'apprendre que son opticien avait fait l'économie d'un parcours en bonne et due forme. Ahmed, rédacteur en ligne, partage une expérience similaire. Après avoir commandé des lunettes (monture et verres) auprès d'un commerce niché au cœur du marché de Derb Ghallef, il a commencé à éprouver des maux de tête sévères. «Ces lunettes m'ont plus causé de tort qu'autre chose. Et tout cela, est dû au fait que le marché est inondé de fraudeurs», regrette-t-il. Autre cas probant: Mehdi, un écolier de huit ans. Atteint de dyslexie, des lunettes lui ont été prescrites pour l'assister dans ses activités de lecture. Or, une erreur dans le réglage du prisme des verres a accentué davantage ses troubles de la vision. Plus tard, ses parents découvrent que l'incompétence relève plus de l'opticien que de leur fils dont les difficultés de lecture persistent avec le temps. Secteur miné par l'informel Ces cas sont symptomatiques d'un phénomène plus vaste, celui d'un marché où fleurissent des établissements non-accrédités délivrant des diplômes d'opticien. «Il est possible aujourd'hui d'acquérir un diplôme avec une facilité déconcertante, moyennant une somme de 40.000 dirhams, susceptible même d'être renégociée à la baisse», confie Mina Ahkim, Présidente du Syndicat National Professionnel des Opticiens au Maroc. Selon la Présidente du syndicat, plusieurs acteurs sans scrupule, profitent de la permissivité et du laxisme toléré dans le système éducatif, qui devrait normalement exiger trois années de formation, ce qui, à terme, «ouvre la porte à des individus non qualifiés qui s'arrogent le titre d'opticien». Lire aussi | Mondial 2030: La France prête à apporter sa contribution En l'état actuel, le secteur compte environ 5000 professionnels diplômés. Néanmoins, il se heurte à la réalité d'une économie souterraine, étonnamment organisée, comprenant plus de 2000 opérateurs non autorisés qui prolifèrent à travers les villes du royaume. «Ce nombre est appelé à augmenter vu que n'importe qui peut se procurer un diplôme aujourd'hui», remarque Mina Ahkim. En réaction à cette situation, le Syndicat professionnel national des opticiens du Maroc a lancé une campagne de sensibilisation destinée au grand public, qui appelle une intervention rapide de l'Etat. Face à cette problématique, la présidente du syndicat ne cache pas son désarroi: «Le problème des diplômes falsifiés délivrés par certaines écoles privées de formation professionnelle prend une ampleur alarmante. Malheureusement, malgré les condamnations judiciaires des individus impliqués, rien n'est fait pour les éradiquer. Le ministère de tutelle ne prend aucune mesure et ne répond jamais à nos lettres de revendications». Lire aussi | Exportation d'avocats: Le Maroc sur le point de battre un nouveau record Profitant du laxisme ambiant, certains acteurs recourent à toutes sortes de ruses en vue d'écouler leurs stocks. Dans les patelins les plus isolés du Maroc, ils leur arrivent d'y mener des caravanes médicales. Celles-ci proposent des examens de vue gratuits, mais également, des lunettes à la vente. Bien qu'autorisées par le ministère de la Santé, ces missions se révèlent être des opérations à but lucratif, profitant de la vulnérabilité des populations locales. «Nous ne sommes pas opposés aux caravanes en tant que telles, mais une caravane devrait offrir des soins gratuits, plutôt que de chercher à vendre des lunettes à des gens qui sont déjà en difficulté», souligne Mina Ahkim. Autre pratique illégale constatée, le recours à la publicité en ligne pour divers dispositifs médicaux, violant ainsi explicitement la loi 84-12 : «Les montures et verres optiques, en tant que dispositifs médicaux, ne devraient pas être promus par la publicité. Pourtant, une profusion de publicités de la part de boutiques et d'entreprises envahit les réseaux sociaux, sans que le ministère de tutelle n'intervienne pour mettre un terme à ces pratiques», insiste la présidente du SPNOM. Désavantage fiscal Cette bataille contre l'informel s'opère aussi sur d'autre front, notamment, fiscal. Les acteurs de l'économie parallèle, souvent enregistrés sous le régime CPU (Contribution Professionnelle Unique), jouissent d'une position fiscalement avantageuse, étant exempts de la TVA, privilège non accordé aux entreprises formellement constituées. Ce déséquilibre crée une compétition inégale, favorisant ceux qui évoluent à la marge de la réglementation officielle au détriment des opérateurs légalement établis. «En refusant de s'impliquer activement dans la régulation du secteur, l'Etat, de manière indirecte, favorise les acteurs de la sphère informelle», souligne Mina Ahkim. Lire aussi | Gaz : Accélération de la coopération entre le Maroc et l'Espagne Le Syndicat, porteur d'une démarche militante plutôt qu'opérationnelle, souligne, en ce sens, l'urgence de concrétiser la création de l'Ordre des professions de rééducation, de réadaptation et de réhabilitation fonctionnelle, tel que le prévoit la loi 45-13 entrée en vigueur en 2019. «Cette institution pourrait jouer un rôle clé dans la standardisation des pratiques professionnelles. La mise en place de l'Ordre serait décisive pour instaurer une véritable régulation dans le secteur», soutient pour sa part Nouâmane Cherkaoui, Secrétaire général du SPNOM. Face aux défis notables que rencontre le secteur de l'optique au Maroc, le basculement vers la généralisation de la couverture médicale est vu d'un bon œil par les opticiens. En instaurant un accès universel aux soins, cette réforme promet d'élargir la demande pour des services optiques de qualité, bénéficiant ainsi tant aux professionnels qu'à la population. Une évolution historique au-delà du Dahir de 1954 Etabli pendant le protectorat sous le Dahir de 1954, le secteur de l'Optique a évolué bien au-delà de son cadre réglementaire initial. Au lendemain de l'indépendance, une période de transition est instaurée offrant aux opticiens formés sur le tas, une voie vers la reconnaissance de leur pratique par l'obtention de diplômes, en adéquation avec les exigences du dahir originel. L'avènement des années 1980 a vu naître la première génération d'opticiens marocains qualifiés, dont nombreux sont ceux qui, après avoir acquis une formation à l'étranger, ont décidé de revenir exercer au Maroc. Ce n'est qu'à l'approche du millénaire que la formation en optique et optométrie a été officiellement reconnue au Maroc, avec l'Université Cadi Ayyad, pavant la voie par l'introduction d'une licence professionnelle décernée au terme de trois années d'études. La législation a également évolué avec l'adoption de la loi 45.13 en 2014, bien que son application ait été retardée jusqu'en 2019. Néanmoins, le secteur s'est retrouvé confronté à des défis inédits après la libéralisation de la formation professionnelle, qui a généré un afflux significatif de jeunes diplômés, perturbant l'équilibre entre l'offre et la demande. Ce déséquilibre est principalement dû à la multiplication d'établissements de formation non-accrédités, exacerbant, in fine, la pression sur le marché.