Les dossiers de ventes aux enchères sont tellement nombreux qu'il est question de passer, dans un futur proche, à deux ou trois séances par semaine au lieu d'une seulement actuellement. Autre indice attestant de l'aggravation des cas de saisies : plus de la moitié des saisies conservatoires n'est pas réglée à l'amiable, selon des recoupements basés sur les chiffres des sociétés de financement. La facilitation du recours au crédit et la complicité de certains banquiers, en quête d'objectifs se déclinant en nombre de dossiers de crédits, ne font que présager une accentuation du phénomène. Les fonctionnaires ayant opté pour le départ volontaire n'arrangent pas les choses, et viennent grossir les rangs des «victimes de saisies». Un mal pour les uns et un bien pour les autres, ces enchérisseurs, qui font des salles de vente aux enchères leur lieu de travail, maîtrisent à la perfection les rouages d'un monde où seuls les initiés ont leur place. Des affaires de saisie, il y en a par milliers dans les tribunaux du royaume ! En fait, tous les Marocains sont exposés au risque de faire un jour l'objet d'une saisie conservatoire, rendue par une ordonnance du président du tribunal. « Il suffit juste que vous omettiez de régler votre facture de téléphone, d'eau et d'électricité qui vous a paru un peu trop élevée, ou qui a coïncidé avec une période de crise, pour que votre créancier puisse procéder à la saisie conservatoire de vos biens en garantie de votre dette», fait constater Nezha El Azarifi, avocate au barreau de Casablanca. Mais devant certaines affaires liées à l'immobilier, à l'automobile ou encore à la faillite, ces factures, dont la suite liée au non-paiement renseigne sur le risque qui plane sur chacun, ne représentent que du petit gibier, d'autant que dans la pratique, les cas où un distributeur d'eau et d'électricité ou un opérateur télécoms est passé à l'acte, sont rares. Dieu sait que combien sont nombreux les gros gibiers, dont les dossiers pullulent dans les tribunaux et aiguisent l'appétit, de près ou de loin, de certains intervenants de la juteuse filière des saisies. La quête au gros gibier Nous sommes un mardi. Dans le calendrier des enchérisseurs, c'est un jour béni car ils peuvent y réaliser des affaires très fructueuses. Aujourd'hui, le lot mis en vente semble être bien garni, à en juger par le nombre élevé d'intéressés qui, à vue d'œil, avoisinent la centaine. Tous se bousculent au portillon de la fameuse salle 6 du Tribunal de commerce de Casablanca, une salle d'audience comme une autre à l'exception du mardi, quand elle porte les habits de salle des ventes aux enchères. Ici, ces hommes ne semblent pas étrangers à l'endroit. Un bonjour par ci, un salam alikoum par là. Tous les indices laissent croire qu'ils se connaissent. Et pourtant, ils sont censés batailler pour des objectifs complètement opposés les uns des autres : remporter le bien mis en vente. Dans le quartier de Sidi Othmane, là où s'est installé le Tribunal de commerce depuis environ un an, un café se transforme par moments en lieu de rencontre des enchérisseurs, restés toutefois fidèles à des salons de thés situés dans le centre ville de la capitale économique, près du Tribunal de première instance (qui traite seulement les dossiers de saisies d'une valeur inférieure ou égale à 20.000 DH) et à quelques ruelles de l'immeuble qui abritait l'ancien Tribunal de Commerce. Les cafés Ourika, Igloo ou encore Holiday constituent, entre autres, leurs quartiers généraux. S'ils se livrent volontiers à des papotages sans lignes rouges à ces adresses-là, une fois dans l'imposante enceinte du tribunal, toute leur attention est axée sur l'évolution des offres. Les prix d'ouverture de la séance étant fixés par l'expert assermenté, tout le reste ( ou presque), se joue grâce à eux, à leur audace à renchérir, mais aussi à la sagesse et à l'expertise dont ils doivent faire preuve pour ne pas être dangereusement emportés par l'euphorie des renchérissements. Mais pas besoin de leur rappeler les règles d'or qu'un bon enchérisseur doit respecter pour mériter ce statut. Car, pour faire partie du cercle fermé des enchérisseurs, des droits d'entrée doivent être payés. Et pas n'importe lesquels. «Aussi contradictoire que cela puisse paraître, un «semsar» (intermédiaire) doit faire preuve de docilité quand il le faut et de cran infaillible dans d'autres situations», selon les dires d'un intervenant du même domaine. Eux tous connaissent les règles du jeu du marché : se calmer si un grand du clan manifeste un intérêt à acquérir un lot, à charge pour lui de les récompenser pour leur «précieuse collaboration». En somme, des hommes de paille qui gagnent leur vie en faisant semblant de participer à la course. Ceux qui sont proches du cercle nous le confirmeront : les clients fidèles du Tribunal de commerce sont connus du bataillon. Certains interviennent dans toutes les affaires et y font tout leur business, en se rabattant sur des biens pris dans les filets des saisies exécutoires. Un garage de voitures d'occasion, situé dans le quartier du Mâarif, est par exemple connu pour puiser quasi-exclusivement toute sa marchandise dans le vivier des véhicules saisis. Ayant pris goût à ce business, il ne se contente plus des voitures, mais s'est diversifié pour toucher à tout ce qui atterrit devant le Tribunal de commerce, surtout quand il s'agit de terrains et de biens immeubles. Les huissiers de justice le connaissent, les avocats, mais aussi les fonctionnaires du Tribunal de commerce. « C'est un homme généreux qui sait ce que veut dire le partage de la richesse», lance, sans état d'âme, un petit fonctionnaire du Tribunal. Pour minimiser les risques d'entente, la loi a donné toute la latitude au président du tribunal pour juger si la meilleure offre est correcte ou pas. Il peut ainsi exiger qu'une nouvelle séance soit programmée s'il juge le prix dérisoire. Mais son intervention est surtout remarquée lors des grosses opérations de saisies, quand l'opinion publique est aux aguets. Les petites transactions, quant à elles, font rarement l'objet d'opposition de sa part. Là justement où monsieur tout le monde peut être concerné. Crédit automobile, du pain béni pour les sociétés de financement Changement de cap. Cette fois-ci, nous sommes chez l'agent de recouvrement d'une société de financement à Casablanca. Des piles de dossiers se tassent sur son bureau. La plupart renvoient à des crédits à la consommation. Le PP3 dans le jargon des organismes de crédit. Leur particularité, c'est qu'ils sont donnés, la plupart du temps, sans garantie, si ce n'est une domiciliation de salaire qui peut être abandonnée à tout moment. Les incidents de non-paiement constatés à ce sujet sont tellement importants en nombre qu'une société de crédit de la place, Dar Salaf , n'octroie plus ce genre de crédit, et s'oriente de plus en plus vers le crédit automobile. Et là encore, les organismes de crédit usent de beaucoup de prudence pour ne pas encaisser de pertes. Ce n'est pas un hasard si elles réclament un apport initial qui leur évite, en cas de non-paiement, de grosses pertes. «Même si le client s'avère être un mauvais payeur dès les toutes premières échéances, la recette provenant de la vente du véhicule restitué, additionnée à la mise initiale, couvre largement le montant du crédit octroyé», lance un agent de recouvrement. Et de se rattraper pour nuancer: «dans tous les cas, la saisie du véhicule reste le dernier recours après avoir tenté tous les moyens prônant une solution à l'amiable». Sa nuance n'est pas tout à fait erronée, mais n'est pas non plus vérifiée dans tous les cas de figure. Certes, il est vrai que les sociétés de financement font des mains et des pieds pour trouver des solutions quand le client en est à ses premières échéances, mais se montrent très dures, voire impitoyables quand le client en est à quelques échéances seulement de boucler le remboursement total du crédit (voir témoignages). Une fois le véhicule restitué, c'est dans leurs propres garages que la vente aux enchères est organisée, et elles se réservent le droit de programmer de nouvelles séances de vente si le prix proposé in fine par les enchérisseurs ne leur convient pas. Dans cette affaire, le Tribunal n'intervient pas sauf en amont, pour ordonner une saisie conservatoire ou exécutoire. Et ce genre de dossier, le Tribunal de commerce de Casablanca en reçoit tous les jours plusieurs dizaines, voire une centaine, selon une source interne. Ses fonctionnaires en traitent au fur et à mesure, titillés en cela par des avocats qui cherchent à gagner le maximum de temps pour disposer de la notification de saisie, leur épouvantail à eux. Intilaka, la nouvelle vague des mauvais payeurs ! Dans ces dossiers figurent aussi des noms de fonctionnaires de l'Etat. Une nouvelle catégorie de contentieux qui était considérée, il y a peu de temps, comme une clientèle sûre. Et pour cause, ils présentent l'avantage de la retenue à la source. L'opération Intilaka est venue chambouler toutes les donnes et imposer de nouvelles règles de prudence. Selon un cadre dans une société de financement : «C'est du jamais vu. Le nombre de dossier en contentieux dont les clients sont des fonctionnaires, qui ont opté pour le départ volontaire, est impressionnant. Très peu d'entre eux sont venus nous régler après avoir reçu les primes de départ, nous plaçant dans une situation très délicate. Nous avons frappé à la porte du ministère des Finances pour trouver une solution, mais visiblement, ce problème ne semble pas constituer une priorité aux yeux des hauts responsables de ce département», lance notre source. Et d'ajouter, «le fait que le Maroc soit signataire d'une convention internationale empêchant le recours à la contrainte par corps dans le cas de procédures civiles encouragent les mauvais payeurs à faire la sourde oreille». Des paroles à nuancer toutefois. Jusqu'à une date récente, les juges prononçaient des sentences d'emprisonnement. Il a fallu que le ministre de la Justice attire leur attention sur la non-conformité de ces jugements avec ladite convention pour que les choses rentrent dans l'ordre. Et là encore, tout n'est pas gagné d'avance. «Dans la jurisprudence marocaine, il faut que le créancier apporte un document attestant qu'il ne dispose pas de bien immeuble pour être épargné de la contrainte par corps», selon un conseil juridique. Quels sont donc les moyens dont disposent les créanciers pour récupérer leur dû en cas de procédure civile ? C'est là que le travail d'investigation et de recherche a son importance. Une source judiciaire nous assure que les banques, les sociétés de financement et les avocats ont leurs propres indics. Surprise, surprise ! L'existence de flics qui louent leurs services est, pour eux, un secret de polichinelle. Leur concours est très important pour que l'opération de saisie soit une réussite. Et pour cause, dans de nombreux cas d'incidents de paiement, il se trouve que le débiteur a changé d'adresse sans en informer le créancier. Qui est mieux placé qu'un policier pour avoir accès à ce type d'informations, qui donne en plus à la saisie conservatoire toute sa force. «Parmi les conditions exigées dans la saisie figure la définition de l'adresse exacte du débiteur et de l'endroit où se trouvent les biens à saisir. Si l'adresse n'est pas connue, le tribunal refuse d'enclencher la procédure», confirme un commissaire judiciaire. Mais l'élément crucial pour qu'une opération de saisie soit réussie est l'effet de surprise. La loi le reconnaît, et c'est d'ailleurs pour cela que la présence des concernés lors de l'établissement de l'avis relatif à la saisie n'est pas de rigueur. Tout se joue sur l'inopiné. C'est d'ailleurs aussi pour cela que la plupart des débiteurs se disent choqués de la manière dont la saisie s'est faite. Mais cela a une explication : ne pas donner au débiteur l'occasion de dissimuler certains biens ou de les vendre avant que l'avis ne lui parvienne. Seulement, le seul cas où l'huissier de justice ne jouit pas pleinement de cet effet de surprise est celui de la saisie sur le compte bancaire. La législation n'a pas contraint, noir sur blanc, le banquier à livrer instantanément à l'huissier de justice un relevé soulignant dans les détails l'état du compte. Il a le droit de ne fournir ce document que le lendemain, voire 48 heures plus tard. «Cela lui laisse le temps de contacter son client, qui peut à sa guise vider son compte avant d'être saisi», atteste une source judiciaire. Mais quand on sait que la majorité des établissements de crédits sont des filiales de banques, on peut deviner le degré de collaboration des banquiers… ◆ TÉMOIGNAGE «Leur comportement était mafieux!» «J'étais à cheval entre deux emplois, ce qui m'avait empêché d'honorer mes traites à temps pendant quelques mois. A la demande de la société de financement qui avait financé l'achat de la voiture, je suis allé rencontrer un employé du service juridique afin de trouver un terrain d'entente, le temps de reprendre mon activité. Mais à ma grande déception, j'ai constaté que ceux qui travaillaient dans ce service, notamment les cadres moyens, usaient des moyens de pression psychologiques les plus fous pour mettre le client à bout», raconte A.M. avec tant d'amertume, qu'on dirait que l'incident date de quelques jours seulement. «J'ai découvert par la suite que des solutions existaient cependant, comme la possibilité de racheter le crédit en demandant un nouveau prêt», poursuit-il. Il était à quelques mois seulement de terminer le règlement de toutes les échéances, et c'est ce qui, selon lui, n'a pas motivé pas son interlocuteur à lui proposer une solution qui lui aurait permis de garder sa voiture. Mais ce n'est pas ce qui l'a vraiment choqué dans cette l'histoire de saisie. C'est surtout la manière avec laquelle l'exécution a été opérée qui demeure pour lui inacceptable. «J'avais finalement fait jouer mes connaissances et pu négocier le paiement de deux traites par mois. Je n'avais donc plus rien à craindre et je m'étais engagé dans cette voie durant plusieurs mois. Un jour, je conduisais ma voiture tranquille, me suis arrêté à un feu rouge, quand deux inconnus ont pénétré dans ma voiture. J'ai d'abord pensé à un cambriolage, tellement la manière était brutale et injustifiée», raconte-t-il. Les choses se sont passées d'une manière qui le laisse toujours perplexe. «Je n'étais pas au courant de l'avis du tribunal. Ils l'ont gardé sous la dent pour le sortir au moment où il ne me restait plus que quelques mois avant d'être propriétaire de mon véhicule. C'est un comportement mafieux». Aujourd'hui, s'il a un conseil à donner, c'est de bien se renseigner avant d'opter pour une société de crédit et de ne pas se fier aux commerciaux des maisons automobiles qui parfois ont des commissions sur les dossiers de crédits. 3 questions à Nezha El Azarifi, avocate au barreau de Casablanca «Il n'y a pas de solutions-miracles» Challenge Hebdo : doit-on s'inquiéter à la réception d'une notification de saisie conservatoire ? Me Nezha El Azarifi : la saisie conservatoire est une simple mesure de précaution. Ainsi, tout créancier peut y faire procéder, en vertu d'une créance qui paraît fondée en son principe. Chacun est donc exposé au risque de voir un jour ses biens mobiliers ou immobiliers faire l'objet d'une telle saisie, rendue par une ordonnance du président du tribunal. Il suffit juste que vous omettiez de régler votre facture de téléphone, d'eau et d'électricité -qui vous a paru un peu trop élevée ou qui a coïncidé avec une période de crise, pour que votre créancier puisse procéder à la saisie conservatoire de vos biens en garantie de votre dette. Il n'est pas obligé de produire un titre exécutoire. Cette saisie est d'ailleurs pratiquée aux risques et périls du saisissant. Elle est réglementée par les articles 452 à 458 du code de procédure civile (CPC). Cette mesure de précaution permet d'accorder au créancier une garantie universelle sur l'ensemble des biens de son débiteur. L'ordonnance de saisie doit évaluer au moins approximativement le montant de la créance qu'elle a pour objet de garantir, à défaut de quoi la saisie peut être déclarée nulle et la mainlevée ordonnée. Encore faut-il que le montant évalué de la créance justifie une telle opération, et qu'elle ne constitue pas une oppression injustifiée à l'encontre du débiteur, qui doit en servir la preuve au tribunal lors de l'action en référé qu'il engagera pour demander la levée d'une saisie jugée abusive. C.H. : en quoi cette saisie est-elle différente de la saisie-arrêt ? Me N.E. : à la différence de la saisie conservatoire considérée comme une simple mesure de précaution , qui peut être accordée même en l'absence d'un titre exécutoire, la saisie-arrêt présente la particularité d'être mixte. De nature conservatoire au départ, elle se transforme en procédure d'exécution par la suite. La saisie-arrêt est une procédure par laquelle un créancier saisissant obtient une ordonnance, qui défend à un tiers saisi- débiteur de son débiteur- de remettre entre les mains du débiteur saisi les sommes ou objets qu'il lui doit, et demande par la suite au tribunal de se faire payer sur ces sommes ou sur le prix de ces biens saisis à concurrence de sa propre créance. Tout créancier, quelle que soit la nature de sa créance, peut exercer une telle saisie, à condition que cette créance soit certaine au moment de l'exercice de la saisie, liquide et exigible. Cette forme de saisie est réglementée par les articles 488 à 496 du code de procédure civile. La saisie-arrêt étant une mesure d'exécution et non pas de précaution comme la saisie conservatoire, elle ne peut avoir lieu selon les dispositions de l'article 491 du CPC qu'en vertu d'un titre exécutoire, soit un jugement ou un titre authentique exécutoire. A défaut, elle peut avoir lieu sur autorisation du juge, tenu en cette matière d'observer une grande prudence. Le juge ne doit accorder une telle saisie que si le créancier justifie d'une créance certaine par la production de documents, liquide et exigible, une dette non échue ne pouvant servir de base à une saisie-arrêt. C.H. : y a-t-il des tuyaux pour déjouer ces pièges ? Me N.E. : je risque d'adopter un discours moralisateur en voulant répondre à cette question, dans la mesure où il n'existe pas de formule miracle pour se prémunir contre des saisies, qu'il s'agisse d'une saisie conservatoire ou d'une saisie-arrêt. Il faut juste veiller à régler toutes les créances dans les délais, et à adopter un plan de gestion financière équilibré et raisonnable, afin d'éviter tous les problèmes qui pourraient amener vos créanciers à utiliser un tel moyen pour garantir leurs créances. Enfin, je dirais que le crédit est certes un moyen efficace pour surmonter certains problèmes, avoir accès à des biens, mais il ne doit en aucun cas excéder les capacités de remboursement réelles et réalistes de son contractant. Faute de quoi, le risque d'un incident de paiement n'est pas écarté, et le risque d'une saisie se trouve à quelques pas seulement.