Les pratiques de sorcellerie peuvent exister en milieu professionnel sans être visibles. Abdelilah Benkirane croit à la force de la prière et Chabat, aux visions des fkihs. La chaâwada s'affirme comme le nouveau sujet de discussion dans les salons feutrés de la capitale. Retour sur un phénomène de société qui échappe aux classes laborieuses pour contaminer les élites. Mais rien d'étonnant peut-être, si l'on sait que les traders de la City sont les meilleurs clients des cartomanciennes londoniennes. On se demande toujours jusqu'à quelles extrémités, peut pousser le désespoir. Dans le contexte économique actuel, les anciens de la classe moyenne d'hier sont devenus les nouveaux pauvres. Conscients de cet état de fait, les marocains recherchent des solutions “miracle", pour se retrouver du bon côté de la barrière, quel qu'en soit le prix. Alors, l'on se tourne vers le “fkih", la “chouwafa", le “alem rouhani" pour mettre toutes les chances de son côté. Ce n'est pas parce qu'on y croit forcément, mais on ne sait jamais. En France, déjà, les activités de voyance et de sciences occultes sont régies par des textes de loi. Dans la République française, le Décret 87-528 du 8 juillet, désigne les travailleurs de l'occulte, comme artisans et commerçants. Même si ces professions ne sont pas recensées par le Ministère du Travail, en France, ce sont pas moins de 100 000 personnes qui exercent cette activité. 50% d'entre elles le font clandestinement ou épisodiquement. L'Institut des Arts Divinatoires (INAD) évalue le chiffre d'affaires du secteur à 3,2 milliards d'euros. Pour Mehdi, membre de l'Ordre du Dragon Rouge (l'un des derniers Ordres internationaux de “mages"), personnage connu de la scène occulte marocaine, les faits sont là: la chaâwada s'embourgeoise. Pire, elle devient “tendance". “En 2006, parler de théories conspirationnistes, au Maroc, était limité à quelques internautes qui se chamaillaient dans un bocal. Aujourd'hui, c'est un sujet de discussion qui s'invite dans les salons feutrés de la bourgeoisie. Que ce soit en compagnie d'ingénieurs ou d'hommes d'affaires, des auteurs tels que David Icke ou Grant Morrison sont cités comme des références," explique notre interlocuteur. Il ne correspond pas à l'image que l'on se fait du sorcier de campagne. Il est francophone et d'une rationalité tout à fait surprenante, pour quelqu'un ayant de tels centres d'intérêt. La visite de la scène occulte qu'il me fait faire me renvoie pourtant à ma propre expérience sur les superstitions de nos dirigeants. Au détour d'une interview, une directrice de banque, pourtant cartésienne et francophone, m'assénait: “le mauvais oeil est le résultat d'une vibration négative que toute personne émet. C'est le résultat d'énergies négatives qui peuvent vous faire trébucher ou avoir un accrochage. Mais pas vous tuer. «C'est ce même “mauvais oeil", qui m'est souvent servi comme excuse pour ne pas réaliser un portait. “On ne sait jamais, avec la jalousie des gens, ce qui peut vous tomber dessus", expliquait un jeune homme d'affaires, pourtant moderne. Hauts fonctionnaires, hommes d'affaires, jeunes héritiers, et même politiques se passionnent pour ce domaine, on ne peut plus sulfureux. “Chouwafa" rassure ! Amine, trentenaire, ingénieur témoigne : “j'ai consulté une cartomancienne une fois. C'était dans une période de crise professionnelle. Elle m'a tiré les cartes, révélé ma situation professionnelle, et certains détails qui, par la suite se sont avérés exacts! Depuis, je consulte périodiquement." Une autre “cliente" du même personnage, tempère cet avis : “je l'ai consultée “pour rire". Rien de ce qu'il m'a annoncé ne s'est réalisé. J'aurais dû avoir de l'argent, une promotion et un amant plus âgé et plus fortuné. J'aurais aimé qu'il eut raison," explique Françoise, trentenaire et cadre supérieure. “Croire en l'occulte n'est pas sujet à débat! On ne discute pas de goûts et de couleurs. Ceux qui désirent y croire le feront, quelles que soient les preuves qu'on apportera contre. L'inverse est également vrai," tempère Mehdi. Aucun des voyants consultés ne donnera des preuves incontestables. Mais dans leurs salles d'attentes, bondées de leur clientèle huppée, on est surpris par la qualité des jeunes femmes, et même de quelques hommes. Chez Samia, la trentaine, arabophone, courue par les femmes actives, nous rencontrons Maria, une de ses clientes, que Samia rassure et à qui elle permet de “tenir le coup" dans un environnement professionnel hostile : “Elle connaît les gens mieux que moi. J'ai été éduquée à la “française" et j'ai du mal à évoluer en milieu arabophone. Mais malgré mon rationalisme, je ne peux expliquer des détails qu'elle a découverts à mon sujet, et que personne ne connaît. Et pour ce qui est de l'avenir, trois prédictions sur quatre se sont réalisées." Aucune preuve, mais beaucoup de croyances! Une manière de se rassurer donc, lorsque tout va mal, et qu'on a besoin de conseils pragmatiques. La chouwafa fait figure de psychologue, qui conseille, rassure et encourage, dans une société où l'on a de moins en moins de sages vers qui se tourner. Chaâwada, booste ma carrière “Si les gens se contentaient de divination pour se rassurer, tout irait bien! Mais quand on est désespéré, on s'embarque dans toutes sortes de “combines" farfelues ! On a vu des cadres verser de l'urine sur des sièges, de l'eau “bénite" sur les portes de leurs rivaux professionnels! Lorsque deux personnes sont en concurrence pour une promotion, nombre de gens pensent que le vainqueur sera celui qui aura été chez le meilleur fkih. Ce n'est basé sur rien, mais c'est le terreau social marocain", explique Mehdi. Rachid, commercial, 28 ans, explique: “je consulte un fkih régulièrement. J'ai commencé par porter un talisman (kouboul), pour améliorer mes relations sociales. Par la suite, j'ai préféré les sorts écrits à même la paume. Une poignée de main, et c'est fait! On tisse des liens plus facilement avec ses clients, et c'est important dans mon métier." Un vocabulaire particulier ressort de ces rencontres. On parle de kouboul, de tlamiss et les professionnels marocains se connaissent. Challenge a rencontré un de ces érudits en “sciences démoniaques" (alem rouhani). Direction, Bouznika, dans la ville balnéaire, où nous rencontrons Abdelwahed, la trentaine. Il a un visage basané, est strictement arabophone et nous dévoile: “pour un fkih “rouhani", les talismans (hjab) se comptent par centaines. Mais, pour être efficace, il faut avoir recours aux djinns." De là à avoir des preuves… Nous rencontrons certains clients de ce type de personnage, triés sur le volet, dans leurs maisons cossues à Casablanca et à Rabat. Ce sont des aficionados des sciences occultes pour le business, l'amour, la santé et les études. “Si les gens vous disaient la vérité, vous verriez qu'il n'y a pas de marocain qui n'ait jamais porté un hjab de sa vie. Rationaliste ou pas !" affirme Hicham, quarantenaire. Mais le recours à l'occultisme ne se limite pas à des tours de passe-passe pour réussir dans sa vie professionnelle. Pour d'autres, il s'agit avant tout de soins. Aziz, fkih charai (conforme à la charia) explique : “la plupart des personnes qui ont des problèmes au travail, sont handicapées par les djinns et par la sorcellerie. Moi, je les aide en les purifiant", explique-t-il. Toujours aucune preuve, mais nous assistons à une rokia (purification). Dans une villa d'Aïn Diab, une sexagénaire se prête au jeu. L'atmosphère du salon est lourde de fumigations d'encens. Les tableaux, les bibelots et autres photos sont recouverts de draps, et décrochés des murs. Aziz psalmodie dans l'oreille de sa “patiente" des versets du Coran, tout en lui pinçant les genoux. Elle gémit et souffre. A la fin de la séance, elle affirme se sentir mieux: “j'ai toujours eu recours à l'occulte. Uniquement pour tenir le coup. Ma belle famille et mes concurrents ont recours à des méthodes similaires pour me nuire. Je ne fais que me défendre," A écouter les propos des fkihs, et de leurs clients, on imagine une guerre secrète dans chaâwada land? Kain chi baraka a chrif ? Dans la société marocaine, l'occultisme est, cependant, reconnu par les citoyens, même en l'absence de cadre juridique. Un petit micro-trottoir permet de s'en rendre compte. Six personnes sur sept, citent le Coran : “le mauvais oeil est réel, la sorcellerie est réelle." Pour ce qui est des politiques, un magazine casablancais rapportait que le nouveau Secrétaire général du parti Istiqlal consulterait les fkihs et se posait la question: “est-il fou?". Nous interrogeons un psychiatre renommé de la place : “tenir ces propos en France, le conduirait dans un hôpital psychiatrique. Mais c'est un débat de Français! Au Maroc, on devrait enfermer toutes les grands-mères et tous les enfants qui se font peur avec Aïcha Kandicha, qu'ils sont persuadés d'avoir vue. Cela fait partie de l'environnement culturel, et des croyances populaires. Allez donc demander à un Japonais s'il croit aux kamis et aux esprits de la nature ! Pour ce qui est de mes malades, s'ils veulent consulter un fkih, une chouwafa, ou rendre visite à un saint, cela ne me dérange pas. Tant qu'ils prennent leur traitement!", argumente le psychiatre. Dans la même lignée, l'on se remémore les fréquentations de Georges W. Bush et son gouvernement. Ils n'hésitaient pas à s'acoquiner avec des pasteurs prétendant améliorer les cultures par le pouvoir de la prière. Se rappelle-t-on cette autre sortie médiatique, où le gouvernement Bush incitait le peuple américain à jeûner et à prier pour la victoire en Afghanistan (sic) ? Les politiques sont sensibles à l'occulte, et sous nos cieux, l'actuel Chef de gouvernement, Abdelilah Benkirane annonçait qu'il prierait pour les diplômés chômeurs (re-sic)… Changement de décor. Cette fois nous sommes à la City, à Londres. Dans un pub, fréquenté par les golden boys de la place boursière, nous arrivons à lier langue avec certains clients : “je me fais tirer les cartes par une professionnelle. En ce moment, l'activité est morne, et on attend des lendemains meilleurs. Cela n'oriente pas mes placements, mais permet d'être averti à l'avance." Explique un trader. “C'est dans les crises que les Hommes se tournent vers le surnaturel. La religion ou l'occultisme sont un palliatif pour les craintes devant l'avenir," analyse Mehdi, lyrique. A croire que le XXIème siècle sera spirituel ou ne sera pas. En tout cas, le chômage s'y emploie. 3,2 milliards d'euros C'est le chiffre d'affaires de l'occultisme en France. Au Maroc, il est estimé à mille fois moins.