Après l'humiliation, la banque française a encore beaucoup d'explications à fournir avant de pouvoir même espérer oublier un jour le scandale provoqué par son trader fou. ne vieille citation de Hank Paulson est ressortie des placards à l'annonce de la perte de 4,9 milliards d'euros par la Société Générale, deuxième plus grande banque française. «Nous ne pourrons jamais éliminer les gens qui font des choses mal», avait déclaré l'ancien président de Goldman Sachs et actuel secrétaire américain au Trésor. «Dans une ville de 20 000 habitants, il y a une prison.» La question qui se pose aujourd'hui sur la Société Générale est : ne doit-elle pas elle aussi compter une force policière ? En réalité, la Société Générale a bien de nombreux «gendarmes» internes à disposition à son siège hautement sécurisé de la Défense à Paris. Le rapport annuel de gestion de la banque pour 2006 consacre 26 pages rassurantes à sa politique de gestion des risques : plus de 2000 employés travaillaient dans ce secteur cette année-là et ils étaient encore plus nombreux en 2007. Pourtant, aucun d'entre eux n'a stoppé Jérôme Kerviel, le trader accusé d'avoir réalisé des paris énormes et non autorisés, à commencer par la liquidation d'une position spéculative non couverte de 50 milliards d'euros sur des contrats boursiers européens (M. Kerviel prétend que ses supérieurs étaient au courant de ses activités). Le 28 janvier, Kerviel a été mis en examen pour abus de confiance, introduction dans des systèmes de données informatiques et faux et usage de faux. Deux jours plus tard, Daniel Bouton, président de la Société Générale, et son directeur général délégué ont survécu à une réunion du conseil d'administration organisée pour réfléchir à la gestion de l'affaire. Il a eu de la chance. Les trous ne sont pas apparus uniquement dans les comptes de la banque ; sa version initiale des événements semble elle aussi manquer de consistance. La description donnée par M. Bouton de Kerviel comme un homme ayant «un extraordinaire talent de dissimulation» apparaît moins convaincante à mesure que de nouveaux éléments émergent. Bien que les activités de celui-ci aient été mises au jour le 18 janvier, dans la banque, l'alarme a été déclenchée bien avant cette date. «Lorsqu'on lui a demandé des explications, il a été assez intelligent pour répondre, par exemple, qu'il avait commis une erreur», affirme Jean-Pierre Mustier, directeur de la banque de financement de la Société Générale. Intelligent, en effet. Des banques concurrentes, il est vrai, confortées par l'anonymat, assurent que leurs traders n'auraient pas pu continuer à s'en sortir si bien avec de pareilles explications. Certains se demandent si la Société Générale aurait dévoilé le pot aux roses si les paris réalisés lui avaient été profitables. D'autres font naître des soupçons de nature différente. Eurex, plus important marché à terme d'Europe, a contacté la banque fin 2007 afin de l'informer de transactions louches qui, selon le procureur de Paris, font référence aux positions de M. Kerviel. La banque affirme que les questions d'Eurex étaient de nature relativement technique et qu'elle y avait répondu. L'importance même de la position de M. Kerviel, dont les pertes ont triplé pendant que la Société Générale liquidait frénétiquement ses positions entre le 21 et le 23 janvier, cause une immense confusion parmi les vétérans des marchés des contrats à terme. Deux grandes zones d'ombre ont empêché sa découverte. La première est que la banque concentrait son attention sur la position nette des traders, soit la différence entre les portefeuilles qui sont arbitrés. M. Kerviel n'avait pas de limite de position brute définie. En créant un portefeuille fictif de transactions qui semblaient compenser celles qu'il réalisait vraiment, sa position nette est restée dans la fourchette fixée et en dessous du seuil de détection. Pourquoi les appels de marge sur les opérations réalisées par M. Kerviel (qui devaient être de l'ordre de 2,5 milliards d'euros sur une position de 50 milliards d'euros) n'ont pas déclenché le signal d'alarme ? C'est la seconde zone d'ombre. Selon M. Mustier, les chiffres des appels de marge détenus par Eurex ne montraient que des positions consolidées. Ces positions n'étaient «pas d'une ampleur disproportionnée» par rapport à celle attendue s'agissant d'une grande banque d'investissement. «La leçon à en tirer est qu'il est important de savoir ce qui est attribuable à tel ou tel trader», ajoute-t-il. En réalité, cela ne devrait pas être si difficile : en plus de chiffres consolidés, Eurex dit envoyer chaque jour des données relatives aux marges et aux traders spécifiques qui leur sont liés. Le portrait que l'on a fait de M. Kerviel comme le méchant coupable paraît moins indiscutable au vu de certains autres éléments. Son portefeuille fictif ne comprenait pas uniquement des transactions hors cote avec des grandes banques, où les limites de crédit faisaient qu'il pouvait éviter les appels de marge. Au grand embarras de tous, il incluait également des opérations avec d'autres éléments de la Société Générale. L'accès aux codes de contrôle des risques ne nécessitait pas obligatoirement les compétences d'un pirate informatique chevronné ; la banque affirme qu'il a pu simplement entrer les détails des transactions sur le compte d'employés moyens, au moment où l'activité sur le parquet de la Bourse était en ébullition. Certaines procédures de contrôle semblent avoir été prévues, minutées, pour avoir lieu peu de temps avant le jour de la liquidation des contrats à terme. Le peu de vacances prises par M. Kerviel et les longues soirées passées au travail auraient dû aussi alerter. Malgré le soutien sans faille du conseil, M. Bouton a été sévèrement affaibli. Nicolas Sarkozy, le président français, a appelé à plusieurs reprises les patrons de la Société Générale, d'un ton plein de sous-entendus, à faire face aux «conséquences». Le président-directeur général pourrait ne pas survivre à l'enquête interne sur ces pertes. L'avenir de la banque est lui-même mis en doute. Ses actions se sont effondrées brutalement au début de l'année et sa crédibilité a été complètement anéantie, non pas uniquement à cause de ses pertes colossales, mais aussi par des réductions de valeur d'investissements liés aux subprimes. Les experts tentent de déterminer qui pourrait bien être en position de racheter la banque ; une option serait une démarche conjointe de deux autres institutions françaises, BNP-Paribas et le Crédit Agricole, la BNP récupérant la banque de détail et le Crédit Agricole la banque d'investissement. La question aujourd'hui est de savoir si les vices de forme qui semblent avoir torpillé la Société Générale sont endémiques aux autres banques. Certaines raisons poussent à croire qu'ils ne le sont pas. Le mode de gestion de la Société Générale était critiqué pour la mauvaise communication de ses informations, bien avant que l'affaire Kerviel n'éclate : «Ils ne se sont pas imposé cette importante discipline de transparence», affirme John Raymond de la société d'études CreditSights. Tout comme les autres banques françaises, beaucoup estimaient que la Société Générale avait une approche trop mathématique du risque. «Le stéréotype d'une banque française peut être résumé dans l'expression ‘Cela peut fonctionner en pratique, mais cela fonctionne-t-il en théorie ?», selon un consultant du secteur. Des signaux visuels plus évidents (comme la sueur qui perle au front de M. Kerviel) peuvent être négligés dans ce type d'environnement. Et l'ampleur même des pertes reflète en partie la position prééminente de la banque dans le domaine des dérivés actions. Mais il n'y a pas lieu de sauter de joie. La majorité des observateurs, organismes de contrôle inclus, reconnaissent que les banques ne peuvent pas faire grand-chose pour stopper les individus déterminés à esquiver les contrôles, du moins pendant un temps. Et au beau milieu de la crise des subprimes, la saga de la Société Générale résonne pour d'autres raisons également. L'une concerne le statut des contrôleurs de risques au sein des banques. M. Kerviel se serait montré plus futé que ces contrôleurs plutôt que d'en imposer hiérarchiquement à eux; les traders fanfarons peuvent trouver bien facile d'ignorer les inquiétudes des agents dociles des back-offices. Plusieurs banques de Wall Street ont réagi à l'effondrement du crédit structuré en renforçant leurs équipes de contrôle des risques. Les pertes de la Société Générale risquent d'accélérer cette tendance. L'affaire de la Société Générale va également alimenter un vieux débat sur le salaire des banquiers (M. Kerviel aurait été motivé par le désir de gagner une prime plus importante), ainsi qu'un autre débat plus récent sur la capacité des banques à suivre le rythme de la croissance vertigineuse des marchés des dérivés. L'affaire va aussi renforcer les inquiétudes sur la manière dont les risques «fat tail», ou extrêmes, entrent en corrélation : les contrôleurs de risques de la Société Générale auraient-ils pu être tellement distraits par leurs malheurs liés aux subprimes qu'ils en auraient oublié de surveiller le bureau des contrats à terme ?