Dans une lettre officielle adressée à la Maison-Blanche, la Fédération américaine des bureaux agricoles (FABA), représentant l'ensemble du secteur agricole aux Etats-Unis, alerte sur l'effet boomerang des nouvelles barrières tarifaires imposées aux importations canadiennes, mexicaines et chinoises. Si ces mesures sont vouées à protéger les producteurs nationaux, elles risquent d'exacerber les tensions commerciales et d'entraîner une flambée des coûts pour un secteur déjà fragilisé. Le Canada a, dimanche 2 février, annoncé des mesures de rétorsion à partir du 4 février. Une dépendance structurelle aux exportations menacée L'économie agricole américaine repose sur une hyper-interconnexion des marchés. Plus de 20 % du revenu des exploitants provient des exportations, lesquelles ont généré 174,5 milliards de dollars en 2024, un chiffre qui masque néanmoins des marges de rentabilité de plus en plus ténues, en raison du poids des charges fixes et de la volatilité des prix des matières premières. Les nouvelles surtaxes douanières, particulièrement celles dirigées contre la Chine – principal débouché pour le soja américain – font planer la menace de représailles commerciales susceptibles de déséquilibrer des filières entières. Une taxation accrue sur les exportations agricoles américaines aurait pour effet immédiat de détourner la demande mondiale vers d'autres fournisseurs, notamment sud-américains, et d'accélérer un phénomène d'érosion des parts de marché déjà amorcé depuis la guerre commerciale de 2018. «Il ne s'agit pas seulement d'un risque conjoncturel, mais d'une reconfiguration durable des flux d'échanges agricoles. La compétitivité de nos exploitants est mise en péril», avertit la FABA, qui plaide pour une politique commerciale plus mesurée. Les intrants agricoles, talon d'Achille de l'Amérique rurale Outre la menace pesant sur les débouchés extérieurs, un autre front de vulnérabilité inquiète les agriculteurs américains : la dépendance aux importations d'intrants stratégiques, au premier rang desquels les fertilisants. 85 % du chlorure de potassium utilisé aux Etats-Unis est importé du Canada, tandis que d'autres composés essentiels, comme les engrais azotés et phosphatés, sont également soumis à des flux internationaux très sensibles aux perturbations tarifaires. L'application de droits de douane supplémentaires pourrait ainsi provoquer une hausse vertigineuse des coûts de production, venant aggraver une crise de rentabilité déjà latente dans les exploitations céréalières et d'élevage. En l'absence d'alternatives nationales crédibles, les agriculteurs américains risquent de se retrouver piégés dans un effet ciseaux fatal, entre l'augmentation du coût des intrants et la contraction de leurs débouchés à l'export. Le Maroc et l'OCP, gagnants d'un nouvel équilibre géostratégique Dans ce contexte de recomposition forcée des chaînes d'approvisionnement, un acteur semble en mesure de tirer profit de la situation : le Maroc. Grâce à l'Office chérifien des phosphates (OCP), le royaume contrôle plus de 70 % des réserves mondiales de phosphate et s'est imposé comme un fournisseur clé du marché des engrais. Si la taxation des importations canadiennes et chinoises devait se traduire par un renchérissement des fertilisants sur le marché américain, Washington pourrait être contraint d'accroître ses achats auprès de Rabat. L'OCP, qui a récemment renforcé ses capacités de production avec des investissements massifs dans la transformation du phosphate en engrais à haute valeur ajoutée, se donne comme un fournisseur incontournable pour des exploitants américains soucieux de sécuriser leurs approvisionnements à des conditions compétitives. Cette reconfiguration des flux commerciaux pourrait donc renforcer la place du Maroc sur l'échiquier mondial des intrants agricoles et lui offrir une opportunité stratégique inédite pour pérenniser son influence sur un marché-clé, en pleine mutation. Un dilemme pour Washington Face à ces fluctuations contradictoires – protectionnisme défensif et nécessité de garantir la compétitivité des exploitants –, l'administration Trump se trouve à un carrefour stratégique. Toute tentative de contrôle des importations d'engrais phosphatés se heurterait à une réalité incontournable : l'absence de ressources nationales suffisantes pour compenser une éventuelle restriction des achats étrangers. Alors que les tensions commerciales avec Pékin et Ottawa prennent une tournure plus aigüe, le Maroc pourrait ainsi devenir un partenaire d'autant plus indispensable pour l'agriculture américaine que Washington prône une politique protectionniste aux effets ambivalents. Dans cette partie d'échecs où chaque coup modifie profondément les équilibres en place, Rabat s'impose comme un acteur central pour tirer profit des contradictions d'une guerre commerciale, dont l'issue demeure plus incertaine que jamais.