«Le lien qui unit nos deux pays est exceptionnel. Tournons-nous vers l'avenir.» Ainsi s'est exprimé sur X (ex-Twitter) le ministre français des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, à l'issue de sa visite à Rabat, le 26 février. L'invitation à se tourner vers l'avenir suggère manifestement un souhait de tourner la page, autrement dit d'oublier les ressentiments et les rancœurs. Visiblement mal à l'aise pendant la conférence de presse, le ministre français veut effacer aussi bien certains méfaits que les maladresses de son gouvernement et repartir d'un bon pied. Pour cela, il est d'usage en diplomatie d'avoir, au préalable, ce qu'il est convenu d'appeler poliment «une discussion franche», c'est-à-dire de se dire mutuellement les quatre vérités, les yeux dans les yeux. L'explication a-t-elle eu lieu, il est difficile d'en juger sauf à recourir aux méthodes empiriques qui avaient cours jadis pour décrypter la politique soviétique, et qui consistaient à compter les présents et les absents parmi les membres du Politburo joyeusement alignés au-dessus du mausolée Lénine sur la Place rouge, en scrutant les traits de leur visage et en lisant entre les lignes des discours-fleuves. À cette aune, on constate, comme lors de la visite de Catherine Colonna il y a une année, que ce n'était pas vraiment la joie des retrouvailles. Regards tour-à-tour fuyants ou inexpressifs, coups d'œil en dessous, sans oublier le choix, côté marocain, de la langue arabe plutôt que le français comme c'était l'usage en d'autres temps. Quant aux déclarations de Séjourné, c'est peu dire qu'elles ont déçu. Sur les réseaux sociaux, la déception le dispute à la colère. En schématisant, les commentaires vont de «tout ça pour ça» à «ce n'était pas la peine de venir à Rabat, si c'est pour nous dire que la question du Sahara est importante pour le Maroc», en passant par «la France veut sa part des marchés mais n'est pas prête à sortir de sa zone de confort.» En vérité, c'est la diplomatie française qui a fait naître de grands espoirs au Maroc. M. Séjourné y a contribué par diverses déclarations, en particulier le 14 février à l'Assemblée nationale française (chambre basse), où il a qualifié la relation de la France avec le Maroc d'«essentielle», affirmant : «J'ai repris le lien avec le Maroc. Il y avait des incompréhensions qui ont amené à une difficulté.» Il a par ailleurs souligné sa volonté de «construire petit à petit cette confiance» et «un nouvel agenda politique» Il a conclu : «Je pense qu'on peut faire mieux et différemment.» Quelques jours plus tard, le 17 février, l'ambassadeur de France au Maroc Christophe Lecourtier a été encore plus explicite lorsqu'il a évoqué la question du Sahara marocain: «Il serait totalement illusoire, irrespectueux et stupide de considérer qu'on va construire ce que j'espère qu'on arrivera à construire, brique après brique, pour le bonheur de nos deux nations et quelques autres voisins, sans clarifier ce sujet [la position de la France], dont tout le monde à Paris connaît et reconnait le caractère essentiel pour le Royaume, hier, aujourd'hui et demain.» Séjourné est revenu à la charge en déclarant au journal Ouest France qu'il allait «personnellement [s'investir] dans la relation franco-marocaine» et «écrire aussi un nouveau chapitre de notre relation». Il a donné de grands espoirs en affirmant que la France a «toujours été au rendez-vous, même sur les dossiers les plus sensibles comme le Sahara (...) où le soutien clair et constant de la France au plan d'autonomie marocain est une réalité depuis 2007.» Précédée de toutes ces déclarations rassurantes et prometteuses, la visite à Rabat du ministre français a soulevé des expectations qui ont été déçues. A posteriori, on peut qualifier ces attentes de démesurées, mais le geste tant attendu de la France semblait aller de soi après la brouille, suivie de l'incompréhension puis des hésitations et enfin des rendez-vous manqués. La visite au Maroc de Catherine Colonna en décembre 2022 est à ranger dans cette dernière rubrique : elle était venue les mains vides. J'ai écrit à ce sujet : «Pourtant, la partie française savait parfaitement ce que l'on attendait de la ministre à Rabat. Pourquoi avoir fait le déplacement si Paris campe sur ses positions ? Lorsqu'elle affirme que la position de la France sur le Sahara, «claire et constante», «est favorable au Maroc...et donc nous ne changeons pas», la ministre va assurément dans le sens souhaité par Rabat, mais, à bien y regarder, ne donne-t-elle pas aussi à penser, a contrario et en termes moins diplomatiques, que la France n'ira pas plus loin ?» Pourtant, ces derniers temps, les planètes paraissaient alignées et des signes avant-coureurs donnaient à penser qu'on avait franchi l'étape du frémissement et que le Maroc et la France allaient se retrouver. Or, les Marocains sont restés sur leur faim. Séjourné a bien parlé, à plusieurs reprises, de «Sahara», mais n'a pas ajouté le sésame, le mot magique: «marocain». Dès lors, pour beaucoup, il a perdu son temps et nous a fait perdre le nôtre. Sur la question nationale, le ministre a, en effet, dit : «La position de la France est claire et constante. Comme le Maroc, la France veut une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité. Nous avons été le premier à soutenir le plan proposé par le Maroc en 2007.» C'est, à peu de choses près, ce qu'a dit, avec plus de force, l'ancienne ministre Catherine Colonna lors de sa visite à Rabat, le 16 décembre 2022 : «La position de la France est bien connue de tous. C'est la position qui a le double mérite d'être claire et constante. [...] Si votre question porte en complément sur le plan d'autonomie proposé par le Maroc, notre position est déjà connue de notre partenaire et ami marocain, c'est une position favorable au Maroc. Nous l'avons démontré à l'ONU et même lorsque nous étions un peu seuls à vouloir faire progresser quelques idées. Donc nous ne changeons pas. Et le Maroc sait qu'il peut compter sur l'appui de la France.» Or donc, la position de la France est «bien connue de tous» et «claire et constante.» Mais elle date un peu. D'autre part, s'il est vrai que le Maroc, «comme la France», «veut une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité», le Maroc souhaite surtout un appui plus franc à son plan d'autonomie, sans lequel on continuera à tourner en rond. Il a été dit à Mme Colonna, en termes on ne peut plus clairs, qu'il y a eu «des évolutions fondamentales dans les positions de pays proches de la France, géographiquement ou politiquement, mais (...) le besoin d'adaptation est sur la table.» Ce «besoin d'adaptation», force est de le constater, se trouve toujours sur la table. Aujourd'hui, la France estime « qu'on peut faire mieux et différemment ». Mais qu'a dit M. Séjourné de plus que ses prédécesseurs ? Ou que l'ambassadeur Nicolas de Rivière, représentant permanent de la France auprès des nations unies qui, au conseil de sécurité, le 30 octobre 2023, affirmait : «La France défend une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité. Je rappelle le soutien historique, clair et constant de la France au plan d'autonomie marocain. Ce plan est sur la table depuis 2007. Il est temps désormais d'avancer.» Stéphane Séjourné lui a fait écho : «Il est temps d'avancer», a-t-il dit. Qu'entendent les Français par «avancer» ? Le ministre est resté vague : «Avancer, c'est tout d'abord en vue d'une solution pragmatique, réaliste, durable et fondée sur le compromis. Pour cela, nous soutenons les efforts de l'envoyé personnel du secrétaire général des Nations unies en vue de la reprise des tables rondes et nous appelons toutes les parties concernées à s'y engager de bonne foi.» En disant cela, Séjourné a énuméré les objectifs, mais il n'a dit rien des moyens et des méthodes. C'est, du reste, grosso modo, le souhait du Conseil de sécurité et de la plupart des Etats. Les Marocains attendent plus de la France, Etat membre permanent du Conseil de sécurité, elle peut arguer qu'elle a une responsabilité planétaire, certes, mais pas plus que les Etats-Unis, qui, eux, ont franchi le pas. La France a-t-elle d'autres contraintes ? On ne sait lesquelles et celles auxquelles certains peuvent penser ne sont pas convaincantes. La prise en compte des besoins des habitants des provinces du sud dans les domaines éducatif et culturel et le développement économique et social de la région, deux points que le ministre français, étrangement, a évoqués au titre des actions à réaliser pour «avancer», ne semblent pas devoir être rangés dans la rubrique «avancement», mais plutôt dans celle des perspectives d'appui français aux efforts marocains. Certes, en accompagnant les efforts marocains de développement dans les provinces du sud, la France prend position et s'engage aux côtés du Maroc. Mais c'est un engagement par la bande, manquant singulièrement à la fois de courage et de panache. Pourtant, retenant la leçon après la visite de Catherine Colonna, Séjourné l'a déclaré : « La question du Sahara est existentielle pour le Maroc et pour tous les Marocains et la France le sait ». Si la France le sait, il ne devrait plus y avoir d'hésitation, la messe est dite. En janvier 2021, à la « Conférence ministérielle d'appui à l'initiative d'autonomie sous la souveraineté du Maroc » qui a été organisée par le Maroc et les Etats-Unis, le représentant de la France était parmi les participants, qui ont jugé la proposition marocaine d'autonomie crédible et réaliste, considérant qu'elle constitue la seule base pour une solution juste et durable du différend. Pourtant, parmi les pays ayant exprimé, sous une forme ou une autre, un soutien au plan d'autonomie marocain, la France, du fait d'une formulation timorée et dépassée de sa position, se place au 52e rang (voir tableau ci-dessous). La France n'aurait-elle plus les moyens de sa gloire ?