La visite à Rabat le 14 décembre dernier de Mme Catherine Colonna, la ministre française des Affaires étrangères, laisse une impression mitigée. Cette visite a eu au moins le mérite de rendre publiques les positions des deux parties sur plusieurs sujets. Les visites ministérielles, habituellement, se préparent soigneusement en amont, au niveau des « experts ». On se met d'accord sur l'ordre du jour et sur le communiqué commun ou les déclarations finales. S'agissant de la visite de Mme Colonna, tout donne à penser que la procédure n'a pas été respectée. Est-ce parce que, côté français, on a voulu forcer la main au partenaire marocain ? Pour avoir été mêlé à quelques épisodes similaires, je peux témoigner que les « visites surprises » visant à forcer le destin produisent rarement les effets escomptés, tout au plus peuvent-elles servir à rétablir le contact et réinstaurer un canal de dialogue après une rupture passagère. Catherine Colonna a considéré comme un « atout » de voir que le Maroc « s'est profondément transformé », « continue de se transformer » et « joue un rôle majeur, aujourd'hui, en Méditerranée et en Afrique » pour préciser que la France « elle aussi se réforme, s'adapte, se transforme », « elle aussi a changé profondément ». On serait tenté de déceler dans les propos de la ministre une invitation au Maroc à s'adapter à une nouvelle France, et non l'inverse. E. Macron ne s'est-il pas exclamé récemment à propos de la question des visas et de la réadmission : « La France a le droit d'être susceptible aussi » ? Entre le Maroc et la France, il n'y a pas crise, nous dit-on. « Le Maroc et la France sont à l'unisson » a dit Mme Colonna, qui a aussi évoqué « le partenariat d'exception, fraternel et moderne » ainsi que le caractère « exemplaire » et la « singularité » de la relation entre les deux pays, unique au monde, a-t-elle souligné. Mais il y a indéniablement une fâcherie. Côté marocain, on ne cache pas son dépit, ce que la partie française affecte de ne pas comprendre et semble vouloir ignorer. C'était visible et palpable lors de la conférence de presse. Malgré le ton enjoué de la ministre et ses sourires (crispés), les regards qu'elle jetait à son collègue marocain comme autant de bouteilles à la mer pour avoir son approbation, en vain, en disent long sur le courroux marocain. Elle était à la peine, Catherine Colonna. Ce ne sont pas encore les grandes retrouvailles, cela manque à la fois de chaleur et de conviction, certains regards en biais, des non-dits et quelques piques le montrent: il y a encore du travail à faire. Pourtant, la partie française savait parfaitement ce que l'on attendait de la ministre à Rabat. Pourquoi avoir fait le déplacement si Paris campe sur ses positions ? Lorsqu'elle affirme que la position de la France sur le Sahara, « claire et constante », « est favorable au Maroc...et donc nous ne changeons pas», la ministre va assurément dans le sens souhaité par Rabat, mais, à bien y regarder, ne donne-t-elle pas aussi à penser, a contrario et en termes moins diplomatiques, que la France n'ira pas plus loin ? Par ailleurs, sa référence à « quelques entorses au cessez-le-feu » laisse perplexe. Pour autant, Madame Colonna n'est pas venue à Rabat avec la besace vide. En annonçant la restauration d'une relation consulaire complète entre les deux pays, entendez la levée des restrictions sur les visas, elle s'attendait selon toute vraisemblance à des remerciements, à tout le moins à un hochement de tête approbateur. Elle a eu droit à une indifférence polie : le Maroc prend acte, sans plus. Dialogue de sourds La France parle visas lorsque le Maroc parle vision. Les mots magiques sont : « prisme », « zone de confort », « évolution », « adaptation », « rénovation », « type de solution ». Dit autrement, le Maroc pose la question de savoir quelle est la finalité du processus politique onusien? Quel est le terminus? Qu'entend-on au juste, à ce stade, par « solution politique juste, durable et mutuellement acceptable, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies » ? La France, a dit la ministre, soutient le cessez-le-feu et les efforts de l'Envoyé personnel du Secrétaire général de l'ONU, ce qui, il faut bien le dire, est le moins qu'on puisse attendre de n'importe quel Etat aimant la paix. La France soutient la proposition marocaine d'autonomie et Mme Colonna a raison de rappeler que son pays a longtemps fait cavalier seul sur ce point. Le Maroc le reconnait volontiers. Mais, aujourd'hui, Paris est quelque peu à la traine par rapport aux Etats-Unis et plusieurs pays européens, dont l'Espagne voisine. Le temps n'est-il pas venu de penser à une mise à jour ? La formule présentant le plan d'autonomie marocain comme une « base de discussions sérieuse et crédible » gagnerait à être rénovée et explicitée. A défaut, le conseil de sécurité va tourner en rond pendant longtemps. Et si la France suivait l'exemple de l'Espagne, qui a pris une décision courageuse à la fois pour aider à mettre fin à un différend dont tout le monde s'accorde à dire qu'il n'a que trop duré et, par la même occasion, sauvegarder ses intérêts dans la région ? La réaction algérienne, certes brutale et maladroite, n'a pas ébranlé le gouvernement espagnol. L'Espagne et la France ont en commun de connaitre parfaitement l'histoire de la région, de par leur passé de puissances protectrices ou colonisatrices respectivement du Maroc et de l'Algérie. Elles détiennent à cet égard des dossiers anciens et connaissent toutes deux le dessous des cartes. La France pourrait-elle faire preuve de détermination face au chef d'Etat-Major algérien ? Elle le peut, sans aucun doute, car elle ne manque pas d'arguments dissuasifs. La France a tout intérêt à faire bouger les lignes rouges qu'elle semble s'être imposé dans la question de l'intégrité territoriale du Maroc. C'est seulement à ce prix que ce grand pays pourra continuer à jouer un rôle au Maghreb, rôle qui va en s'amenuisant si personne n'y met le holà. D'aucuns expliquent la valse hésitation de la diplomatie française par son souci de ménager à la fois la chèvre et le chou. On parle d'équilibrisme, d'où la visite concomitante du ministre français de l'Intérieur, Gérard Darmanin en Algérie. Je ne le crois pas. Je ne crois pas que les autorités françaises se préoccupent de la réaction algérienne. Après tout, si l'Algérie dit et crie sur tous les toits en dépit du bon sens qu'elle n'est pas partie dans le différend concernant le Sahara, la France, après d'autres Etats, peut la prendre au mot et lui retourner l'argument. G. Darmanin s'est rendu à Alger le même jour dans le seul but d'annoncer au gouvernement algérien la « bonne nouvelle » concernant les visas, pour qu'il ne soit pas dit que l'information est venue de Rabat. Le président Macron, quand il le veut, ne s'embarrasse pas de figures de styles excessives et sait ne pas mâcher ses mots. Il n'a pas hésité à bousculer la présidence algérienne et sa hiérarchie militaire lorsqu'il a accusé, en octobre 2021, le « système politico-militaire » algérien de réécrire l'histoire officielle afin d'entretenir sur le dos de la France une « rente mémorielle ». Le président français a ajouté, à propos de Tebboune : « il est pris dans un système qui est très dur » et s'est demandé s'il y a eu une nation algérienne avant la colonisation française. Propos durs s'il en est. Le pouvoir algérien, après des protestations de pure forme, est vite rentré dans les rangs. C'est dire que l'épouvantail algérien brandi par certains à Paris pour justifier la pusillanimité française cache mal d'autres raisons, qui restent pour le moment peu claires. Certes, la France est un des 5P (les membres permanents du conseil de sécurité de l'ONU) et, à ce titre, elle a une responsabilité globale. Les Etats-Unis en ont autant, sinon plus. Certes la France a des intérêts à sauvegarder aussi bien au Maroc qu'en Algérie. C'est valable pour tous les pays, à commencer par l'Espagne, qui considèrent le plan d'autonomie marocain comme la solution la meilleure, la plus crédible et la plus réaliste. En un mot, la seule solution, les autres voies étant obsolètes ou impraticables. Pour l'heure, les perspectives d'une fin de bouderie semblent encore incertaines. Les semaines à venir, avant la visite d'Etat projetée du président français, verront peut-être des avancées dans la voie de la rénovation et de l'adaptation que les uns et les autres appellent de leurs vœux. Il n'y a pas « crise » dans les relations maroco-françaises, mais le cœur n'y est pas encore. Les deux pays sont à la croisée des chemins et la balle est dans le camp français. La France saura-t-elle prendre la bonne voie ?