Miracle facultatif pour le Maroc, la reconnaissance par la France de la marocanité du Sahara permettrait surtout de solder l'histoire. Faut-il encore rappeler l'implication de la France dans le dossier du Sahara ? Au 19è siècle finissant, le Maroc n'est pas encore mis sous cloche. L'Espagne s'empare du Rio de Oro. Le sultan proteste: le territoire relève de son royaume. La France avalise la prise espagnole près de deux décennies plus tard, en 1904. Entre 1905 et 1907, la France agit aux fins de contrecarrer les revendications marocaines sur le Sahara et le nord de la Mauritanie, sans rien ignorer de celles-ci, ni de la volonté de rattachement des tribus de la région à l'autorité du sultan — ce rattachement fut-il justifié par la seule nécessité de la résistance contre l'occupant, et indépendamment de la souveraineté réelle reconnue au sultan sur ces terres. C'est bien la France, et non l'Espagne, qui œuvre le plus activement pour la désagrégation de la résistance saharienne et la démobilisation des tribus impliquées, par le déferlement de la force militaire ou la subtilité des stratagèmes de division. Un exemple illustratif est celui de l'affaire Mauchamp (1907). Pressée d'enrayer une résistance coûteuse en hommes, la France occupe Oujda, force le sultan à désavouer Maa El Aïnin et à cesser les envois d'armes et de munitions, ainsi qu'à retirer sa demande de délimitation des frontières entre le Maroc et la Mauritanie (1). Elle déploie ensuite une importante propagande qui « devait faire connaître à tous que Mawlay Idrîs et Shaykh Mâ al-Aynîn avaient été officiellement désavoués par le Roi, qui leur enjoignait de cesser les hostilités contre nous, en même temps qu'elle indiquait les réparations accordées à la France par le gouvernement sharifien à la suite du meurtre du docteur Mauchamp à Marrakech (2) ». En 1924, faisant suite au vœu d'une Espagne démissionnaire, la France paraît bien tentée par un transfert de la souveraineté du Sahara en échange d'une concession en Guinée; une offre « agréable et utile » selon le vicomte Joseph de Fontenay, alors ambassadeur à Madrid. Le maréchal Lyautey, de même, accueille favorablement la proposition espagnole et demande l'inclusion de l'enclave d'Ifni. Dans un courrier adressé au président du Conseil et ministre des Affaires étrangères Raymond Poincaré, Lyautey énumère les nombreux avantages que l'opération de cession-acquisition aurait pour la France: homogénéité du domaine nord-africain, possibilité de pacifier le Sahara français, couverture des communications transsahariennes, établissement sur le territoire français des futures escales Casablanca-Dakar-Amérique du Sud, continuité des eaux territoriales françaises de Rabat à Dakar (3)... L'affaire aurait-elle été menée à bien, le Sahara aurait fini colonie française. La problématique du Sahara réémerge au cours des années 1930, du fait de l'inaction coloniale de l'Espagne. En novembre 1934, un bulletin de l'influente Société de Géographie alors présidée par le maréchal Louis Franchet d'Espèrey, et comptant parmi son comité plusieurs généraux, colonels et administrateurs coloniaux français, se fait l'écho des revendications françaises. Les frontières sahariennes, nées de « l'arbitraire des délimitations », sont même dénoncées. « Jamais mission de délimitation n'est venue préciser sur le terrain cette frontière fantaisiste, défi à tout raisonnement géographique, ethnographique, historique », peut-on lire. Une prise de possession du Sahara est recommandée, car « l'avenir de la pacification saharienne ne se conçoit pas sur des bases aussi fragiles. On devrait leur préférer un net et formel règlement, comportant transmission de souveraineté, avec compensations dont la forme la plus indiquée serait peut-être celle de certains avantages politiques ou économiques dans les régions en cause (4) ». La même année, les Reguibat sont administrativement désarrimés du Maroc. Au moment de l'occupation de Tindouf — dont la marocanité était connue des dirigeants métropolitains —, « il n'était pas question de considérer certaines factions Reguibat comme des Marocains, du moins ceux d'entre eux qui se sont soumis aux autorités françaises, car le Maroc est un protectorat et non une colonie. Les Reguibat sont donc partagés entre "sujets français" et "sujets espagnols" parmi les "sujets français" il y a donc les "Mauritaniens" et les "Algériens" (5)». La domiciliation administrative des Reguibat en Algérie et en Mauritanie obéit donc à une préoccupation politique. La naissance d'une revendication identitaire et politique sahraouie pourrait bien, ne serait-ce qu'en partie, être un fruit tardif des logiques bureaucratiques et politiques initiées par la France et l'Espagne en cette époque et qui, au fil des décennies, finissent par générer une extériorité vis-à-vis du royaume: recomposition des allégeances, exacerbation des différences, processus d'assignation et d'identification en tant qu'Algériens et Mauritaniens et, in fine, en tant que Français et Espagnols. D'autant que cette politique d'assimilation connaît un tour plus prémédité à compter des années 1940 et 1950. Confrontée à la montée du mouvement national, à la formation des revendications marocaines sur la Mauritanie, ainsi qu'au ralliement de multiples tribus sahariennes à l'Armée de libération nationale, la France s'active pour repousser l'ALN vers le nord à travers l'Opération Ecouvillon. La préservation du « matelas espagnol » entre le royaume et la Mauritanie devait protéger cette dernière des risques d'une frontière commune avec le Maroc méridional. Sur le plan politique, elle s'emploie à détacher des contingents de l'ALN — et à retourner contre le Maroc — quelques uns des plus influents chefs tribaux, ainsi qu'à épanouir les particularismes Reguibat afin de les « désengager presque entièrement des marchés du sud du Maroc (6) », et protéger « efficacement le Sahara occidental contre les mouvements expansionnistes du Maroc (7) ». Cooptés et clientélisés par l'Espagne et la France, puis stabilisés dans les portions du territoire sous domination coloniale, plusieurs fractions des plus importantes tribus sahariennes sont ainsi découplées du royaume... Jusqu'au début des années 1970, l'intérêt de la France est de disposer d'un Etat-tampon Reguibat en territoire espagnol; une garantie de la pérennité de la jeune nation mauritanienne. Mais l'histoire rebat les cartes. Le Maroc s'active pour recouvrer sa plénitude territoriale; l'Espagne se désengage du Sahara. La naissance du Front Polisario déplace la figure de l'ennemi. Il fallait désormais soutenir le royaume. L'appui de la France à la position marocaine ne s'est, depuis, pas démenti. Près de cinquante ans plus tard, les efforts du Maroc ont payé. Les Etats-Unis, l'Espagne et Israël ont franchi un cap et par la même occasion, augmenté les attentes marocaines. Il ne suffit désormais plus de soutenir prudemment, en termes funambules, policés et onusiens, sympathiques aux uns et aux autres; la voie d'un règlement conforme aux règles du droit international ne se pose plus: celui-ci a montré son inefficience. De rendez-vous manqué en rendez-vous manqué, la stagnation de la position française sur ce dossier engage un important surcoût diplomatique. De la distance se crée, les positions deviennent inaccordables, des partenaires plus sûrs prennent pied. D'autres pays emboîteront sans doute le pas. La France a, et aura le choix de suivre la collectivité des pays créditant la souveraineté du Maroc sur le Sahara, et ainsi solder les comptes de l'histoire, ou suivre du regard, en préservant sa commode inertie. Un long chapitre de l'ère coloniale approche son dénouement. Il attend sa clôture définitive, comme le Maroc a refermé la page de sa lutte pour l'indépendance. Références: (1) Charles René-Leclerc, L'action française au-delà de l'extrême-sud marocain, 1909, p. 4. (2) Rapport politique de la Mauritanie. 3ème trimestre 1907. Ministère de la France d'outremer. Mauritanie IV. Dossier 2 bis. (3) Archives Diplomatiques du Ministère des Affaires Etrangères – Paris (ADMAEP), Afrique 1918-1940, ss. AOE, Vol. 3 (juillet 1918 – décembre 1927), d. n°2323. Le Maréchal de France, Commissaire Résident Général de la République Française au Maroc, à M. le Président du Conseil, Ministre des Affaires Etrangères, Rabat, le 8 décembre 1924. (4) E. Segaud, Choses de Mauritanie, Bulletin de la Société de géographie, n°5-6, tome LXII, 1934, pp. 222-223). (5) Sophie Caratini, Les Rgaybat (1610-1934), Tome 1 : Des chameliers à la conquête d'un territoire, L'Harmattan, 1989, p. 193. (6) Service Historique de la Défense (SHD), 6Q, 28, Mise en œuvre d'une politique commune à l'égard des tribus R'guibat, 10 décembre 1958. (7) SHD, 6Q, 28, Politique à l'égard des R'guibat, Paris, 4 mai 1959.