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La responsabilité de la France dans le conflit frontalier marocain : la cession du Sahara (iii)
Publié dans Barlamane le 05 - 06 - 2023

La conquête du Sahara par l'Espagne s'est tôt heurtée à l'opposition du sultan, ainsi qu'au refus des puissances européennes ayant des vues sur le Maroc. Il ne lui fut finalement cédé par la France qu'en lot de consolation, pour qu'elle abandonne ses prétentions sur Fès.
Le déclin de la puissance espagnole la lance à la recherche d'un dérivatif. Au XIXe siècle finissant, l'ancien empire colonial bâti entre le 15e et le 16e siècle tombait en lambeaux. Tard arrivée en Afrique, moins dotée que ses compétiteurs, elle n'entend toutefois pas rester en marge de l'action européenne dans le continent, et au Maroc en particulier, où elle détient déjà des possessions au nord. En 1884, le géographe et arabisant Emilio Bonelli s'empare de la zone comprise entre le Cap Blanc et Cap Bojador. Il y fonde Villa Cisneros, correspondant aujourd'hui à Dakhla, ainsi que deux autres comptoirs rapidement abandonnés par la suite: Medina Gatell au Cap Blanc et Puerto Badía dans la baie de Cintra.
Pressée de prendre des options sur le pays en court-circuitant le sultan, l'Espagne négocie directement avec les tribus locales. Bonelli noue, dans un premier temps, une alliance avec les Ouled Delim. Peu après, il les abandonne au profit des Ouled Bou Sbaâ, croyant qu'il s'agissait du groupe dominant, allant jusqu'à leur prêter le contrôle de l'Adrar et des routes transsahariennes. Aux yeux de Bonelli, le réseau commercial très étendu des Ouled Bou Sbaâ devait ainsi connecter le comptoir de Villa Cisneros à l'Adrar, et faciliter la pénétration du territoire. C'était méconnaître la nature fragile et fortement évolutive du pouvoir tribal. Poussés au sud par une expansion du Makhzen qui en ces années, tentait de réduire son pays insoumis, les Ouled Bou Sbaâ avaient, quelques années plus tôt, franchi l'Oued Drâa pour s'engager dans une lutte de contrôle avec les Ouled Dlim [1]. À peine signent-ils un pacte avec les Espagnols, que voici les Ouled Bou Sbaâ déjà défaits par les Ouled Delim. Et, se rappelant sans doute l'affront de Bonelli, les Ouled Dlim ne manquent pas d'assaillir le contingent espagnol chargé de protéger la factorerie de Villa Cisneros [2]
Ambitions espagnoles
Qu'à cela ne tienne. En décembre 1884, le protectorat espagnol est déclaré sur le Rio de Oro. Une notification est adressée aux représentants du royaume ibérique à l'étranger. En juillet 1885, Bonelli est nommé comisario regio de la couronne espagnole sur le territoire. La France et la Grande-Bretagne refusent de reconnaître les prétentions de l'Espagne. Elle tente alors de faire ratifier l'occupation du sud par le sultan. Mis devant le fait accompli, il était espéré que le maître des lieux ne manifeste pas de réticence. Par l'entremise de Mohammed Ben Larbi Torres, l'Espagne adresse au sultan une requête au sujet des frontières sud du royaume. En juin 1886, Hassan I répond qu'« en ce qui concerne le Rio de Oro, une enquête faite auprès des habitants de la région a révélé qu'il s'agit de lieux habités par les Ouled Delim et la tribu des Aroussiyine qui sont nos fidèles serviteurs, qui se sont installés aux environs de Marrakech et de Fès et au appellent cette région Dakha » [3]. L'Espagne n'obtient pas la validation espérée.
À partir de 1886, les colons espagnols marchent sur l'arrière-pays. Ils progressent jusqu'à l'Adrar, où ils s'entretiennent avec l'émir ainsi qu'avec des notables des Reguibat et des Ouled Delim. Ils signent deux traités, l'un étendant le protectorat espagnol sur l'émirat de l'Adrar. Craignant l'arrivée des Français, dont les revendications lui paraissent autrement plus menaçantes, l'émir bascule temporairement dans le camp ibérique [4]. Au nord, une expédition espagnole obtient des tribus locales l'établissement d'un protectorat entre le Cap Bojador et l'Oued Drâa, sans qu'un traité ne soit formellement signé, et sans en notifier les puissances, rendant cette prise de possession caduque au regard du droit international [5].
Les ambitions espagnoles portant sur l'actuelle Mauritanie sont rapidement anéanties. Les accords du 27 juin 1900 brident les revendications ibériques, et prédestinent la Mauritanie à la France. Les salines d'Idjil, que l'Espagne se réservait, passent du côté français. Si loin est le temps où d'ambitieux cartographes étendaient les possessions sahariennes de l'Espagne jusqu'à Tichitt… L'Espagne, en position de faiblesse, se résigne, sans quoi, son échec serait total: deux ans auparavant, le traité de Paris, signé à l'issue de la guerre hispano-américaine, l'obligeait à céder aux Etats-unis Cuba, les Philippines, Porto-Rico et l'île de Guam.
Si les accords de juin 1900 délimitent au sud les frontières du Rio de Oro, au nord, l'imprécision flotte. Il s'agit avant tout de ne pas heurter le sultan [6].
L'attitude de l'Espagne en cette époque est exprimée par la voix d'un « député des Cortès ». Dans un texte paru dans la revue madrilène La Lectura en juillet 1901, le « député » anonyme estime que le Maroc, « véritable îlot de barbarie et de despotisme anachronique au milieu de la civilisation croissante » peut « demeurer ainsi pendant de longs siècles s'il n'est pas l'objet d'une occupation et d'une conquête préméditées ». Dès lors, la question posée est celle de la nation à qui sera échue la prise du royaume. « La conquête totale de l'Empire du Maroc par une seule puissance européenne, même la France, la mieux placée pour le faire, est une entreprise sérieuse, sans compter les complications qu'elle ne manquerait pas d'entraîner de la part de l'Angleterre, de l'Espagne, de l'Italie et de l'Allemagne », note l'auteur. La colonisation du Maroc devrait donc être une œuvre commune. Et « c'est en France que nous pourrons trouver l'entente la plus naturelle, l'appui le plus sûr, non pas certes pour la guerre, mais pour une participation équitable et raisonnable. [La France], convaincue que l'entreprise ne peut être menée par elle seule, ne nous préférera aucune autre nation pour l'extension de sa frontière, ni comme voisine d'Oran et d'Alger dans la Méditerranée. Nos aspirations ne peuvent d'aucune façon la gêner ni dans la possession du Touat, ni pour la libre communication de l'Algérie avec le Sénégal, ni pour l'extension de ses chemins de fer dans l'Adrar, car même si ces territoires nous étaient volontairement cédés, nous n'avons pas les forces nécessaires pour en jouir. Les extensions territoriales de Ceuta et Melilla et les plaines fertiles situées sur les rives de l'Atlantique nous suffisent » [7].
Quelque temps plus tard, l'identité réelle de l'auteur du texte est dévoilée: il ne s'agissait finalement pas d'un simple député des Cortes, mais de Francisco Silvela, président du Conseil des ministres espagnol jusqu'en octobre 1900 et chef des conservateurs. Il revient aux affaires un an plus tard, en 1902. Sans nul autre choix que de s'accrocher à une France en essor, l'Espagne abandonne son attitude compétitrice. Il fallait se partager la proie.
Fès contre le Sahara
Les négociations franco-espagnoles portant sur le Maroc s'intensifient à partir de 1902. Le Quai d'Orsay étudie ses options: conquête ou protectorat, prééminence de la France ou capacité d'action équivalente à celle de l'Espagne, chacune dans sa zone privilégiée. L'Espagne, de son côté, espère un condominium et un partage net des zones d'influence, à pied d'égalité avec la France. Un premier texte, préparé en 1902 par la France, accorde à l'Espagne une prépotence politique dans une région allant de la Moulouya au Sebou, mais contournant la ville de Fès [8]. Ce traité envisage le maintien de l'état de choses et de la souveraineté du sultan sur le pays. Mais, dans l'éventualité où le pouvoir du sultan venait à s'effondrer, la France et l'Espagne se partageraient le territoire [9]. Dans les faits, le Maroc passerait du régime protectoral au statut de colonie.
La ratification espagnole tarde. Madrid forme de nouvelles exigences. Elle souhaiterait, si le statu quo venait à rompre et que le sultan perdait son pouvoir, que l'ancien royaume de Fès passe sous drapeau espagnol. La France aurait celui de Marrakech. À deux doigts de conclure l'affaire, le ministre des Affaires étrangères Théophile Delcassé consulte cependant le général Pendezec, chef d'état-major général de l'armée française, qui l'avertit que le sacrifice de l'axe Oran-Taza-Casablanca poserait un risque sérieux pour la domination française de l'Afrique du nord [10]. Paris oppose un véto. L'accord franco-espagnol est remis à l'ouvrage.
L'état d'esprit prévalant en 1902 ne dure pas. La France revoit drastiquement à la baisse les demandes espagnoles. L'enjeu, selon les termes de Jules Cambon, ambassadeur à Madrid, consiste à « reconnaître à l'Espagne une zone d'influence sans lui y reconnaître une part d'influence » [11]: le royaume ibérique serait associé à l'expansion coloniale française au Maroc sans bénéficier des mêmes droits. La France devrait garder sur le Maroc « un privilège de suréminence politique », écrit Maurice Paléologue, proche collaborateur et conseiller de Delcassé [12].
Les accords de 1904 font état de l'évolution de la position française. Comportant un volet public et une partie secrète, ils assurent à l'Espagne une zone d'influence qui comprend le territoire au-dessus de la Moulouya. L'Espagne s'engage, jusqu'en 1919, à n'exercer son action qu'avec l'accord avec la France, qui se conserve par ailleurs le droit d'étendre son action à la zone espagnole. Le Maroc passe donc sous tutelle de la France, qui recourt en sous-traitance à l'Espagne. Une clause des documents de 1902 survit toutefois à la grande révision de 1904: si le pouvoir chérifien disparaissait, les deux puissances se partageraient les meubles. Mais l'Espagne n'aura pas Fès.
Qu'en est-il du Sahara ? Ce sera le lot de consolation. En le faisant passer en dehors des frontières du Maroc, la France accorde à l'Espagne un droit de jouissance exclusif sur ce territoire. C'est ainsi qu'au travers de l'article 6 de la convention de 1904, « le Gouvernement de la République française reconnaît dès maintenant au Gouvernement espagnol pleine liberté d'action sur la région comprise entre les 26° et 27° 40° de latitude nord et le méridien 11° ouest de Paris, qui est en dehors du territoire marocain ». L'Espagne obtient de la France le blanc-seing qui lui a été refusé par le sultan quelques annéees plus tôt. Et le Maroc sera privé de son Sahara.
En ces années où les puissances dépècent et décident du sort d'un territoire « à coup de lignes droites et d'arcs de siècle découpant un espace sommairement cartographié », tracées « bien avant l'occupation effective de ces régions par les troupes coloniales [13] », l'Espagne obtient de la France le blanc-seing qui lui a été refusé par le sultan quelques annéees plus tôt. Et le Maroc sera privé de son Sahara.
Les accords ultérieurs consolident cet état de fait. La Conférence d'Algésiras consacre la prépondérance française sur le royaume chérifien, et conforte l'Espagne dans ses possessions. L'Espagne, à partir de là, peut librement disposer du Sahara.
Politique « du pain et du sucre »
Ce qu'elle ne fera pas. Elle n'occupe réellement le territoire que bien des décennies plus tard, à partir de 1934.
Aux premiers temps de la colonisation, le colon ibérique bâtit peu et ne s'aventure que rarement à l'intérieur des terres qui lui sont dévolues. Claquemurés à Villa Cisneros, peu équipés, pauvrement armés, les Espagnols initient dans un premier temps une politique commerciale avec les habitants locaux, sans occupation matérielle du territoire.
En décembre 1903, Francisco Bens est nommé gouverneur du territoire. Dépourvu des moyens nécessaires pour mener une conquête digne de ce nom, il prône une politique « du pain et du sucre » consistant à s'acheter les faveurs des populations locales à travers des dons d'argent, de denrées alimentaires, de produits manufacturés et, occasionnellement, des livraisons d'armes.
Francisco Bens relate ainsi dans ses mémoires:
« Je commençais la captation du Maure par cette politique que certains définissent du "pain de sucre", puisque par ces cadeaux et d'autres j'attirais l'indigène vers moi [...]. En échange de ces cadeaux (bracelets en argent Hassani ou de douros Alphonse, verroterie en argent pour ornements de coiffure, amulettes, mouchoirs de coloris divers, des babioles des Canaries, vêtements aux couleurs qui déteignaient, donnant une couleur bleue à leur peaux), les femmes maures me tenaient au courant de tout ce dont les nomades discutaient pendant la nuit dans leurs tentes, des conversations autour des puits du Sahara [...], des différends qui existaient parmi les tribus, de l'esprit des chefs des clans, de la propagande et de l'enseignement des marabouts, des combats entre les tribus et du caractère des Maures les plus importants et les plus turbulents. [14] »
La passivité des autorités espagnoles fait le bonheur des tribus engagées dans la résistance contre l'occupant français dans l'Adrar, qui font de l'hinterland saharien leur base arrière. Régulièrement harcelés par des résistants sahariens qui se replient, une fois leurs attaques accomplies, dans le Sahara sous mandat espagnol, les militaires français en Mauritanie prennent leur mal en patience. Fréquemment tentés par l'exercice d'un droit de suite, ils freinent leurs ardeurs face aux refus répétés des administrateurs coloniaux. En 1913 cependant, et sans avoir reçu d'instructions dans ce sens, le colonel Mouret marche sur Smara pour réprimer les troupes d'Al-Hayba. Les protestations de l'Espagne donnent lieu à de sévères réprimandes de la part de sa hiérarchie [15].
À partir de 1914, l'Espagne calque sa politique coloniale sur celle de la France sous l'influence du géographe Enrique d'Almonte, qui préconise une approche pragmatique, peu coûteuse, ne nécessitant pas d'importants moyens militaires et d'encadrement. D'Almonte recommande de conclure des alliances avec les chefs des grandes familles sahariennes, les commerçants et les figures d'autorité de la région, à l'instar d'Al-Hayba. Selon le géographe, « les princes moros, dotés d'une influence positive sur les tribus, peuvent instaurer sur elles, sans altérer leurs coutumes traditionnelles, un système de gouvernement qui puisse maintenir un ordre suffisant dans le territoire de son commandement » [16]. Le royaume ibérique initie alors une simili-politique des grands caïds ou des grands marabouts, similaire à celle menée par la France en Mauritanie et au Maroc [17].
En parallèle aux efforts visant à s'attacher les faveurs des tribus locales, l'Espagne s'inscrit dans une politique d'intrigues dans l'objectif de contrecarrer les intérêts français. En 1914, prétextant de grandes distances à traverser pour écouler leurs marchandises à Villa Cisneros, ainsi que la taxation élevée pratiquée par les Français dans les ports du nord, un groupe d'Ouled Dlim agissant au nom du clan Al-Hayba prie le gouverneur Bens d'occuper Tarfaya et de créer de nouveaux ports [18]. L'occupation de Tarfaya par l'Espagne ne se concrétise que deux ans plus tard, en 1916, en raison de l'éclatement de la première guerre mondiale. Quatre ans plus tard, en 1920, Bens fonde une factorerie à La Güera (Lagouira), afin de concurrencer Port-Etienne.
L'Espagne limite cependant sa politique d'urbanisation à l'édification de ports côtiers, d'aérodromes et de fortins que les colons ne quitteront que rarement, n'osant s'aventurer à l'intérieur des terres sahariennes. L'encadrement territorial reste, dans l'ensemble, superficiel [19]. Stationnés sur les côtes, les bastions espagnols lui permettent d'exercer une certaine projection commerciale et, dans une moindre mesure, un pouvoir politique et militaire. La politique de gouvernement indirect adoptée par les autorités ibériques, fort économe en ressources, ne garantit toutefois pas la sécurité des possessions françaises en Mauritanie et dans la région nord du Sahara.
Sahara contre Guinée
C'est la France qui, à travers son action militaire dans la partie marocaine sous sa domination, ainsi qu'en Mauritanie et dans l'est algérien, agit en véritable maîtresse d'ouvrage. Faute de pouvoir intervenir directement en territoire espagnol, c'est occasionnellement par l'intermédiaire des tribus que s'exerce son action punitive: en juillet 1928, Dufour, le nouveau commandant français de l'Adrar, lance des membres de la tribu des Ouled Ghaïlane sur des campements des fractions Reguibat Ouled Daoud et Ouled Cheikh, en plein territoire espagnol. Des pillages s'ensuivent, et les attaques touchent même des fractions ralliées à la France [20]. Cette offensive suscite de vives protestations auprès du gouverneur de la Mauritanie à Saint-Louis, Albert Choteau, qui rappelle, dans un courrier envoyé le 17 septembre 1928, que « le territoire espagnol est interdit non seulement à nos troupes régulières mais encore aux groupements contrôlés et armés par nous. […] La politique de la Mauritanie appartient au gouverneur seul puisque seul il a la responsabilité de ses conséquences » [21].
Si ces échanges font état d'importantes divergences entre autorités politiques et militaires sur la conduite à tenir vis-à-vis du territoire espagnol, le consensus est presque général sur les conséquences de « l'inaction de l'Espagne », soit le mode de gestion territoriale choisi par la puissance ibérique, qui, faute de moyens militaires et administratifs, préfère garder une large autonomie aux tribus.
Le désir de la France de voir le Sahara quadrillé, soumis et dominé se heurte donc à la politique coloniale de l'Espagne. La France semble, à plusieurs moments, avoir été tentée de reprendre la main. D'autant que l'Espagne se montre disposée à jeter l'éponge.
En novembre 1924, quelques mois après le retrait des troupes espagnoles suite à l'offensive générale lancée par Abdelkrim el-Khattabi, l'ambassadeur de France à Madrid, le vicomte Joseph de Fontenay, s'entretient avec l'amiral Magaz, président par intérim du directoire militaire espagnol. Le plénipotentiaire français, venu demander l'accord de l'Espagne afin d'établir des escales de la ligne aérienne Casablanca-Dakar au Rio de Oro, est surpris par la réponse de l'officiel ibérique. « Si nous vous cédions ce territoire qui ne nous sert pas a grande chose, la question serait-elle tranchée ? La France pourrait-elle nous donner une compensation en Guinée ? »
Pris de court, Fontenay suggère à Magaz d'aborder la question avec son successeur à l'ambassade de Madrid, le comte Peretti de La Rocca, qui prend ses fonctions en décembre. « Non », rétorque Magaz. « Amorcez vous-même l'affaire. C'est une idée que je viens d'avoir et je crois qu'elle présente des avantages pour nos deux pays. Sans doute faudra-t-il l'étudier en détail, mais posez la question à votre gouvernement et demandez-lui si le principe lui agrée » [22].
Fontenay considère l'offre espagnole « agréable et utile », la prise du Sahara devant faciliter l'établissement de liaisons aériennes entre la métropole, l'Afrique occidentale française et l'Amérique du sud. Elle devrait également permettre à la France d'assurer la contiguïté entre ses territoires en Afrique du Nord et de l'Ouest.
Le maréchal Lyautey, de même, accueille favorablement la proposition espagnole, en demandant l'ajout de l'enclave d'Ifni. Dans un courrier adressé à Raymond Poincaré, alors président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, Lyautey énumère les nombreux avantages que l'opération de cession-acquisition aurait pour la France: homogénéité du domaine nord-africain, possibilité de pacifier le Sahara français, couverture des communications transsahariennes, établissement sur le territoire français des futures escales Casablanca-Dakar-Amérique du Sud, continuité des eaux territoriales françaises de Rabat à Dakar [23].
Le 28 mars 1925, le comte Peretti de La Rocca rencontre l'amiral Magaz et le général Jordana. Au cours de l'entretien, l'ambassadeur exprime la disposition de la France à accepter la cession du Rio de Oro, de Saguia El-Hamra, de Tarfaya et d'Ifni. En échange, le gouvernement français se dit prêt à examiner les propositions faites à cet égard. Magaz répond qu'il lui enverrait une note verbale avec les propositions du gouvernement espagnol, ne soulevant aucune objection à l'inclusion d'Ifni. Le dirigeant espagnol réclame toutefois qu'une partie du Sahara que les accords antérieurs avaient arrachés au royaume chérifien soit placée sous souveraineté marocaine: « Ifni et la partie nord du Rio de Oro seraient inclus dans la zone française du Maroc, tandis que le sud deviendrait territoire français » [24].
La campagne lancée par les troupes de Abdelkrim el-Khattabi contre l'occupant français retarde les négociations. Quand celles-ci reprennent en juin 1925, l'Espagne avait déjà changé de position: elle désire désormais échanger Beni Zeroual contre un territoire proche du Rio de Oro, qu'elle souhaite désormais maintenir. La France refuse. « À l'origine de ce changement, il y a peut-être la haute valeur stratégique acquise par ces territoires, insérés dans les grandes routes planifiées par certaines puissances européennes, qui a contraint le gouvernement espagnol à considérer la nécessité de construire des aérodromes qui serviraient à assurer les escales des lignes commerciales étrangères, mais surtout à compléter la défense de l'archipel des Canaries », relève l'historien Jesús Martínez Milán [25].
La même année, signe, peut-être, de l'attachement de l'Espagne à ses possessions sahariennes, elle réorganise l'administration de ces territoires. Le 15 décembre 1925 est créée une Direction générale du Maroc et des colonies, dont la section Maroc est chargée de la gestion du Sahara. Preuve, s'il en faut, de la profonde unité politique du territoire et de l'impossibilité de séparer les affaires marocaines de celles du Sahara. La gestion unitaire du Maroc et du Sahara sera entérinée par le décret du 29 août 1934, qui donne au haut-commissaire d'Espagne au Maroc le titre de gouverneur général des territoires d'Ifni, du Sahara occidental et du Rio de Oro.
Les affaires sahariennes ne seront transférées à un organisme autonome qu'en 1946, face à la montée du mouvement national: l'Espagne craignait, à l'indépendance du pays, de perdre et ses possessions au Maroc, et le Sahara. Le Rio de Oro est alors découpé en deux régions: Saguia El-Hamra et Rio de Oro.
Mais la France n'abandonne pas pour autant la partie.
Références:
[1] Alberto López Bargados, Ordres controversés: Les représentations des administrateurs coloniaux français et espagnols de l'ordre social bidân, Mauritanie et Sahara Occidental (1884-1945), in: Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, 2007, chapitre 6, p. 285.
[2] Francesco Correale, Les origines de la question du Sahara Occidental: enjeux historiques, défis politiques, in: The European Union Approach Towards Western Sahara, 2017, p. 39.
[3] Dahir du 6 juin 1886 de S.M El Hassan ben Mohammed, plaidoirie du Maroc devant la CIJ, annexe 9, p. 210.
[4] Pierre Bonte, Frontières coloniales et parcours nomades l'enjeu pastoral dans l'Ouest saharien, Hesperis Tamuda, n°47, 2012, p. 39.
[5] Sophie Caratini, Les Rgaybat (1610-1934), Tome 1: Des chameliers à la conquête d'un territoire, L'Harmattan, 1989, p. 143.
[6] Ibid.
[7] La Lectura, La Cuestion de Marruecos, juillet 1901, Biblioteca Nacional de Espana, pp. 177-193.
[8] Henry Marchat, Les origines diplomatiques du Maroc espagnol (1880-1912), Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 1970, n°7, pp. 101-170.
[9] André Tardieu, France et Espagne (1902-1912), Revue des Deux Mondes, Tome 12, 1912, pp. 633-662.
[10] Jean-Marc Delaunay, L'Espagne, un allié oublié ? Les relations franco-espagnoles au début du XXe siècle, Revue Relations internationales, n°106, 2001, pp. 151-163.
[11] Henry Marchat, op. cit.
[12] Maurice Paléologue, Un grand tournant de la politique mondiale: 1904-1906, Plon, 1934, chapitre du 4 avril 1904.
[13] Pierre Bonte, op. cit.
[14] Francisco Bens Argandoña, Mis memorias, 22 años en el desierto, Selecciones Gráficas, 1947 pp. 42-45.
[15] Francesco Correale, Reconfigurations politico-territoriales de l'Ouest saharien dans la longue durée, in: Sahara Occidental: Conflit oublié, population en mouvement, Presses universitaires François-Rabelais, 2018, pp. 35-61.
[16] Enrique d'Almonte, Ensayo de una breve descripción del Sáhara Español, Boletín de la Real Sociedad Geográfica, 1914, Tomo LVI, pp. 129-347.
[17] Alberto López Bargados, op. cit.
[18] Francisco Bens Argandoña, Memoria relativa a la ocupación de Cabo Juby por España efectuada en 29 junio 1916, Cabo Juby, 1917, Bibliothèque Nationale de Madrid.
[19] José A. Rodríguez Esteban, Diego A. Barrado Timón, Los procesos de urbanización en el Sahara español (1884-1975): un componente esencial del proyecto colonial, Les Cahiers d'EMAM, n°24-25, 2015,
[20] Sophie Caratini, op. cit., p. 175.
[21] Ibid.
[22] Archives Diplomatiques du Ministère des Affaires Etrangères – Paris (ADMAEP), Afrique 1918-1940, ss. AOE, Vol. 3 (juillet 1918 – décembre 1927), d. n° 745. L'ambassadeur de France en Espagne à M. le Ministre des Affaires Etrangères, Madrid, le 8 novembre 1924.
[23] ADMAEP, Afrique 1918-1940, ss. AOE, Vol. 3 (juillet 1918 – décembre 1927), d. n°2323. Le Maréchal de France, Commissaire Résident Général de la République Française au Maroc, à M. le Président du Conseil, Ministre des Affaires Etrangères, Rabat, le 8 décembre 1924.
[24] ADMAEP, d. n°220. L'ambassadeur de France à Madrid à M. le Ministre des Affaires Etrangères, Madrid, le 28 mars 1925.
[25] Jesús Martínez Milán, España en Tarfaya y en el Sahara occidental (Sagia el Hamra y Rio de Oro): 1885-1940, Hespéris-Tamuda, Vol. XXXVI, 1998, p. 83.


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