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La responsabilité de la France dans le conflit frontalier marocain (ii) : la conquête de la Mauritanie
Publié dans Barlamane le 29 - 05 - 2023

Au moment où les velléités coloniales commençaient à se préciser, les sultans Hassan I et Moulay Abdelaziz ont tenté de sauvegarder leur souveraineté sur la partie sud du royaume chérifien. La reprise en main du dossier saharien par le Maroc n'a été freinée que par l'action militaire et diplomatique de la France, qui craignait de voir contestée la partition du Maroc.
Il a fallu que les appétits coloniaux se manifestent pour que le sultan Hassan I renoue avec ses territoires sahariens. Accaparés par les rébellions internes et la jugulation des intérêts tribaux, les relations des souverains alaouites avec le Sahara s'étaient depuis quelques siècles amenuisées, sans qu'il s'agisse pour autant d'un territoire politiquement et symboliquement détaché de la couronne marocaine.
Lire aussi : La responsabilité de la France dans le conflit frontalier marocain
Hassan I installe de nombreux caïds et khalifas, envoie à l'émir de l'Adrar Ahmed uld M'hammed une délégation chargée de lui remettre des présents ainsi qu'une lettre le confirmant dans ses fonctions [1], et alerte ses serviteurs des convoitises étrangères: en 1886, il ordonne au caïd Brahim Ben Ali des Ait Lhassen de surveiller les côtes et d'informer le caïd Dahmen Ben Beyrouk de toute incursion espagnole [2]. L'année suivante, il prévient le caïd Dahmane Ben Beyrouk de l'installation d'étrangers au port Baida en vue d'y exercer le commerce, et le charge de procéder à une enquête [3].
Hassan I n'a toutefois cure des intrusions des colons et des entrepreneurs étrangers au Sahara: achat de loyautés, corruption de caïds et incitations à la sécession allaient se succéder. Si ces initiatives n'ont pu constituer un risque sérieux, l'avidité dont elles témoignent n'allait tarder à se manifester de façon plus alarmante.
L'appel au jihad
La menace grandit au cours de la décennie suivante, au cours du règne de Moulay Abdelaziz. L'occupation d'In-Salah en 1900, puis des oasis du Touat, du Gourara, du Tidikelt et de la Saoura, et l'assujettissement progressif de l'actuelle Mauritanie par la France soumettent le Maroc à un double encerclement à l'est et au sud. L'action saharienne devient une priorité du sultan Moulay Abdelaziz qui, face au déclin des Tekna, s'appuie sur Maa El Aïnin.
En Mauritanie, l'occupant français progresse rapidement. Excitation des rivalités internes et intertribales, intrigues, et, en ultime recours, usage de la force militaire sont les grandes lignes de la stratégie de « pénétration pacifique » suivie par Xavier Coppolani qui, en quelques années à peine, put offrir à la France de vastes portions du territoire [4]. Son projet, celui d'une société musulmane détribalisée, est adossé à une interprétation des structures maures à travers un prisme d'Ancien régime: caste de nobles-guerriers à asphyxier, clergé maraboutique qu'il fallait rallier au projet colonial, tiers-état zenaga à élever dans la hiérarchie sociale [5]. Le jeu segmentaire pratiqué par Coppolani recoupe en partie des déterminants des rivalités séculaires de la société maure, opposant gens du Livre et de l'étrier, soit clercs et hommes d'armes, et berbères zenaga [6].
Si cette stratégie prouve son efficacité dans les régions de Trarza et de Brakna, qui tombent dans l'escarcelle française dès 1903 et 1904 respectivement, elle bute sur de fortes résistances auprès des populations du nord de la Mauritanie. Soucieuses du maintien de leur indépendance, et désireuses d'enrayer la poussée européenne, les tribus de la région laissent (momentanément) de côté leurs divisions, et s'unissent contre l'occupant.
À partir de 1905, les guerriers commencent à se regrouper dans l'Adrar d'où ils tentent de s'opposer à l'occupation française. Par l'entremise de Maa El Aïnin, de nombreuses tribus du Tagant et de l'Adrar adressent au sultan une demande d'aide militaire [7]. Alors que son père avait refusé, quelques décennies plus tôt, de soutenir le jihad du roi de Ségou qui se plaçait ainsi que les populations de Tombouctou sous sa protection, en s'appuyant sur l'avis de Oulémas de Fès, pour qui l'autorité du sultan sur cette contrée s'était depuis longtemps distendue [8], Moulay Abdelaziz répond positivement à l'appel des tribus du Tagant et de l'Adrar.
Les échanges de correspondance des autorités coloniales françaises, de plus en plus inquiètes, se font l'écho de la montée en puissance des appels à la guerre contre l'occupant. « Tous les marabouts et guerriers, depuis Hodh jusqu'à la mer, ont envoyé des délégués auprès du Cheikh Maa El Aïnin. Voici les délégués des tribus qui étaient représentée: Ahel Sidi Mohamed étaient représentés par le fils de Banahi, les Lakhlal par leur chef Ould Ghauat qui représentait en même temps le Chef des Meschdouf Ould Mohaîmed, des Daibousset et des Massouma; et Ould Lekbib chef des Oulad Nacer les Tadjakant Ould Ahmed Zeidane et Ould Mayeba, les Edouaïch par Ahmed Mahmoud Ould Bakar et Ould Assas, les Abel Cheikh el Khadi par Sidi el Moctar Ould Sidi, Ould Aïda, Ould Deud, les Idaouali et enfin les Smacide. Toutes ces tribus sont d'accord de faire la guerre sainte aux chrétiens » [9]. Ces tribus avaient alors « envoyé jusqu'à [Maa El Aïnin] des serba pour prier le sultan du Maroc d'intervenir en leur faveur contre les chrétiens », alerte un courrier adressé au ministre des Colonies [10].
À partir de la seconde moitié de 1905, les tribus engagées dans la résistance sont épaulées par le sultan, qui fait affréter « deux bateaux [au] Cap Juby, sans doute pour apporter armes à tir rapide et munitions » [11], dont des « fusils perfectionnés provenant des établissements du Sultan à Bou Karfaia » [12]. Dans le même temps, Moulay Abdelaziz procède à la nomination de plusieurs caïds. Une délégation d'une vingtaine de personnes, comprenant notamment le vizir Madani El Mezouari El Glaoui, le chambellan Mohamed Hassan Benyaich ainsi que Moulay Idriss, un cousin du roi, identifié par les autorités coloniales comme le khalifa du Sultan à Tarfaya [13] s'installe à Smara. Mohamed Hassan Benyaich relate dans ses mémoires que le sultan l'envoya « pour remettre sur place à leurs destinataires les quatorze dahirs de nomination des nouveaux caïds qui devaient être les gouverneurs du Roi au Sahara. […] J'entrepris alors de remettre à chaque gouverneur son dahir de nomination. Parmi les gouverneurs ainsi nommés, je cite en particulier et à titre d'exemple: Sidi Aida, chef de l'Adrar; Sidi Ahmed ben Daït, chef des Trarza; Ahmed Ben Sidi Ali, chef des Brakna; Sidi Otman ben Bakar, chef des Ida ou Aych » [14]. Son propos est corroboré par les archives françaises, qui attestent qu'en janvier 1906, « Mohammed el Moktar Cheikh des Kounta du Hodh, et du Tagant, recevait [une lettre] […] écrite par le représentant du Sultan lui-même […] qui l'informait qu'il était porteur de plusieurs écrits revêtus du cachet de son maître, et destinés à être distribués à ceux qui seront désignés pour être nommés chefs » [15].
Allégeance au sultan
Approché par Xavier Coppolani, l'émir de l'Adrar Sidi Ahmed refuse de livrer son territoire aux Français, en revendiquant et son allégeance au sultan du Maroc, et l'appartenance du territoire convoité au royaume chérifien. Dans une lettre adressée à Coppolani, où il déclare être le « caïd Sidi Ahmed, fils de l'émir Ahmed ben Aïda, chef des Mahométans pratiquant la religion du Coran, et caïd de Moulay Abdel Aziz ben Moulay El Hassan », Sidi Ahmed explique être « sous la domination du sultan aux ordres duquel j'obéis. […] Sachez que le pays se trouve sous la domination du Sultan, et que Sidi Ahmed est son caïd qui ne fait que se conformer à ses ordres » [16].
L'assassinat de Xavier Coppolani en mai 1905 accélère les événements. Des populations qui jusqu'alors avaient accepté l'autorité coloniale, ou qui s'apprêtaient à l'accepter, basculent alors vers une attitude hostile à l'occupant. La région baigne dans un climat d'agitation [17]. « Dans le Trarza et le Tagant, la situation apparaît moins satisfaisante. […] un danger extérieur dans les circonstances actuelles est toujours à craindre. Les Oulad Delim, les Oulad Khailan, les Oulad Gorho, les Reguibat, les Oulad Bou Sba, tribus guerrières de l'Adrar et du Seguiet el Hamra, se sont en effet concentrées dans la première de ces régions pour résister à notre pénétration », signale un courrier adressé au ministre des Colonies [18]. L'agitation s'étendait jusqu'au Soudan et au Sénégal: « des renseignements qui nous parviennent journellement il résulte que nos populations paisibles du Soudan du Sénégal et de la Mauritanie sont travaillées par des annonciateurs de la guerre sainte venus du sud marocain ou inspirés par le chef spirituel de cette région de l'empire chérifien, le cheikh Maa El Aïnin » [19].
L'édifice colonial patiemment construit risquait de s'écrouler. Si la résistance menée par les guerriers de l'Adrar manquait de cohésion, de cohérence et de coordination, d'autant qu'il s'agissait d'une population ne disposant pas d'une armée constituée, elle ne put être neutralisée qu'après cinq ans d'efforts par l'offensive massive du colonel Gouraud, à la tête d'une colonne militaire d'un millier d'hommes équipés d'artillerie [20].
En parallèle, les autorités françaises placent Moulay Abdelaziz sous leur tutelle. En 1907, l'affaire Mauchamp donne prétexte à la France. Elle occupe Oujda, force le sultan à désavouer Maa El Aïnin et à cesser les envois d'armes et de munitions. Pressé par la France, Moulay Abdelaziz retire également sa demande de délimitation des frontières entre le Maroc et la Mauritanie [21].
Des pactes sont ensuite scellés avec certaines tribus. Les Reguibat Sahel, à l'époque préoccupés par le contrôle de leur espace pastoral, voient en l'action française une opportunité, aussi longtemps que celle-ci immobilise les tribus rivales de l'Adrar. En novembre 1907, cinq représentants de la Jamaâ des Reguibat se rendent à Saint-Louis et signent une convention avec le colonel Gouraud. En vertu de l'accord, « le gouvernement français […] accorde l'aman aux Reguibat. Nous les assurons que nous respecterons leurs tribus et qu'ils pourront circuler librement sur notre territoire. […] Ils nous promettent en échange de ne pas porter les armes contre nous ou contre les tribus soumises et de ne pas accueillir nos ennemis » [22]. D'autres factions des Reguibat s'impliquent activement dans la résistance aux côtés de Maa El Aïnin et de l'émir de l'Adrar. Ce n'est qu'en 1909 que l'ensemble des tribus de l'Adrar est amené à la soumission. Les Reguibat et les Ouled Dlim rendent les armes. La résistance ne cesse pas pour autant. L'émir de l'Adrar se replie vers le nord, et dirige plusieurs opérations en Mauritanie. Capturé en 1912, il est placé en résidence surveillée à Saint-Louis. Ahmed El Hayba, fils de Maa El Aïnin, entre en dissidence, entraînant avec lui les Reguibat. Le sultan mis hors-jeu, la résistance saharienne allait désormais être menée par des chefs charismatiques sur d'autres bases tribales et régionales, ne faisant cas d'aucun rattachement à l'autorité du sultan du Maroc, lui-même captif du pouvoir colonial.
Le territoire ainsi balisé ne devait plus offrir de résistance au projet colonial, et la partition du Maroc pouvait s'effectuer sans difficultés. Ou ainsi était-il envisagé...
Références :
[1] Ahmadou Mamadou Ba, Une grande figure de l'Adrar: l'Emir Ahmed ould M'Hammed, Renseignements coloniaux, n°16, 1929, pp. 551-552. Ce document est incorrectement référencé dans le plaidoyer du Maroc devant la CIJ, p. 182, avec le titre d'un écrit de Paul Marty, L'Emirat des Trarzas.
[2] Documents soumis par le Maroc à la CIJ, annexe 76.
[3] Documents soumis par le Maroc à la CIJ, annexe 77.
[4] Sophie Caratini, Les Rgaybat (1610-1934), Tome 1 : Des chameliers à la conquête d'un territoire, L'Harmattan, 1989, pp. 123 – 124.
[5] Pierre Bonte, L'appel au jihâd et le rôle du Maroc dans la résistance à la conquête du Sahara (1905-1908), Journal des Africanistes, n°76-2, 2006, p. 101.
[6] Francis de Chassey, L'évolution des structures sociales en Mauritanie de la colonisation à nos jours, Introduction à la Mauritanie, Editions du CNRS, 1979, pp. 235-277.
[7] Rapport du capitaine Frèrejean, commandant provisoirement la mission Tagant-Adrar sur la situation politique actuelle, et celle de la mission par rapport à cette situation, Tigkga, 25 mai 1905, série 14, MI 310, Archives nationales d'Outre-mer (ANOM)/Archives du gouvernement général de l'Afrique occidentale française (AGGAOF), série 1 D 225, doc. 65, p. 6.
[8] Michel Abitbol, Jihad et nécessité: Le Maroc et la conquête française du Soudan occidental et de la Mauritanie, Studia Islamica, n°63, 1986, pp. 159 – 177.
[9] ANOM/AGGAOF, 14 MI 311, série 1 D 228, doc. 51 bis.
[10] Rapport de novembre 1905 envoyé par le GGAOF, section des affaires politiques, Dakar, au ministre des Colonies, Série 14 MI 311, ANOM/AGGAOF, Série 1 D 228, Doc. 44, p. 8.
[11] ANOM/AGGAOF, série 14 MI 310, série 1 D 225, doc. 91.
[12] Télégramme n°357 du 10/9/1906 envoyé par le Lieutenant général du Haut Sénégal-Niger, Kayes, au GGAOF, Gorée, série 14 MI 866, ANOM/AGGAOF, série 12 G 2, doc. 19.
[13] Rapport du Lieutenant-colonel, commissaire du Gouvernement Général, sur les troubles survenus à la fin de l'année 1906 dans le territoire civil de la Mauritanie, série 14 MI 307 ANOM/AGGAOF, série 1 D, 221, doc. 173, p. 11.
[14] Mohammed Hassan Benyaich, Témoignages vivants, Ministère des Affaires étrangères, p. 99.
[15] Lettre n° 273 du 10/8/1906 du Commissaire du gouvernement général du territoire civil de la Mauritanie, Saint-Louis du Sénégal, au GGAOF, Gorée, série 14 MI 866 ANOM/AGGAOF, série 12 G 2, doc. 16, p. 2.
[16] Lettre de Sidi Ahmad Wuld Ahmad Wuld Ahmad Wuld Ayda de Tigkga, 18/05/1905, adressée à l'administration coloniale en réponse à une lettre de Coppolani.
[17] Francesco Correale, Mā' al-'Aynayn, il Marocco e la resistenza alla penetrazione coloniale (1905-1910), Oriente Moderno, n°17, 1998, p. 241.
[18] Lettre du 12/7/1905 du GGAOF au ministre des Colonies, série 14 MI 308, ANOM/AGGAOF, série 1 D 222, doc. 254.
[19] Lettre du 14/11/1905 du commissaire du Gouvernement général en Mauritanie au GGAOF, Dakar, contenu dans un communiqué daté de novembre 1905 adressé par le GGAOF au ministre des Colonies, série 14 MI 311 ANOM/AGGAOF, série 1 D 228, document 44, p. 10.
[20] Sophie Caratini, op. cit.
[21] Charles René-Leclerc, L'action française au-delà de l'extrême-sud marocain, 1909, p. 4.
[22] Sophie Caratini, op. cit.


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