Au cours des années 1930, la situation sécuritaire au Sahara en au Mauritanie inquiète la France, qui semble à bien des moments tentée par une reprise en main du territoire, stratégique pour la quiétude de l'Empire français en Afrique. Un plan d'invasion est même préparé entre 1936 et 1937, en prévision d'un alignement possible de l'Espagne sur l'Axe. Une sévère sécheresse s'abat sur l'Adrar au début des années 1930. Les tribus sahariennes qui, quelques années auparavant, avaient rallié le territoire français au prix d'une soumission générale à l'occupant n'ont d'alternative: elles prennent la route du nord, où de providentielles pluies et une végétation disponible pouvaient assurer leur subsistance. Le mouvement de la résistance à la colonisation, actif en zone espagnole, saisit l'opportunité. Il rallie à lui les nomades récemment arrivés. Les appels au jihad portent même jusqu'en Mauritanie. La lutte reprend. En mars 1931, les troupes françaises sont surprises dans l'Atar. L'attaque est anodine, mais elle marque la fin des années de paix relative en Mauritanie. En septembre 1931 à Toujounine, le groupe nomade d'Akjoujt est assailli par un groupe de 120 guerriers Reguibat, qui pénètrent dans le camp français et s'emparent de près de 2000 cartouches. Le même mois, la garnison française de l'Atar est accrochée à Chaimam et à Agoueinit. En 1932, l'ensemble des tribus Reguibat anciennement ralliées à la France entrent en dissidence. L'insoumission règne. Insurrection généralisée Prise en étau entre des résistants utilisant le Sahara comme base arrière, et une France exigeant la sécurisation du territoire, l'Espagne opte pour… l'inertie. En 1931 encore, les cercles dirigeants ibériques nourrissaient la tentation de céder les possessions marocaines à la Société des Nations. Le socialiste Indalecio Prieto, à l'époque ministre des Finances, promettait lors d'un discours électoral de « libérer [l'Espagne] de l'unique entreprise belliqueuse au dehors du territoire péninsulaire, représentée par l'occupation de la zone qui lui fut assignée comme protectorat au Marос » sitôt les socialistes arrivés au pouvoir [1]. En novembre 1932, à l'occasion du voyage du président du conseil des ministres français Edouard Herriot en Espagne, d'insistances rumeurs sur la cession du Rio de Oro circulent, mais aucune négociation concrète n'est menée [2]. La répression gagne en échelle, jetant dans les bras de la résistance davantage de combattants. C'est ainsi que l'émir de l'Adrar, placé en résidence surveillée à partir de 1912, suite à son ralliement au sultan du Maroc sept ans plus tôt, entre de nouveau en dissidence. Arrêté en mars 1932, il parvient à s'échapper, avant d'être rattrapé par les troupes françaises et tué au combat quelques jours plus tard. Sa tête est alors tranchée et exhibée au public, puis portée à sa mère et son épouse enceinte, afin de provoquer une fausse-couche [3]. L'esprit de sédition gagne jusqu'aux chefs des goums rattachés aux troupes françaises, qui refusent de participer aux contre-offensives visant la résistance. Les autorités françaises s'inquiètent. « Il est nécessaire d'envisager d'ici peu de nouvelles attaques d'autant plus audacieuses et violentes que les pillards auront acquis la certitude que nous ne ferons rien contre eux. En effet, le bruit court parmi les campements Reguibat ex-ralliés ou dissidents, que les oulad Gheilane auraient refusé de prendre part à un contre-razzi que nous aurions décidé de lancer. Il faut voir à l'origine de ce bruit l'opposition déjà signalée en août 1931 faite par Brahim ould Mogueya aux mesures prises par nous pour le rassemblement des guerriers en vue de coopérer à la protection du Cercle lorsque des menaces de razzi en août et septembre 1931 et de mars et avril 1932. Nul n'ignore qu'après l'accrochage de Bollé où 16 guerriers d'origine diverses se sont fait héroïquement décimer, Brahim ould Mogueya a nettement critiqué l'attitude de ces guerriers « qui s'étaient idiotement fait tuer pour les Français ». Les agissements de Brahim ould Mogueya étaient certainement connus dans le Nord car au cours des événements de mars et avril les chefs et pillards du razzi de Ahmed Hammadi ont nettement ménagé les guerriers oulad Gheilane et ceux qui avaient été libérés après que les pillards leur aient indiqué qu'ils les relâchaient parce que oulad Gheilane. Il n'existe donc, à l'heure actuelle, aucune animosité entre oulad Gheilane et dissidents. [4]» Même les Ouled Delim rejoignent la lutte contre l'occupant. Soucieux de ménager un droit de libre circulation au Sahara et en Mauritanie, où sont distribuées leurs aires de pâturage, ils avaient, quelques années auparavant, conclu des pactes de paix avec les autorités espagnoles et françaises. Le recours des français au ghazw, offensives déléguées aux tribus partisanes, crée de graves dissensions. Les Ouled Delim sont à deux reprises pillés par les Ouled Bou Sbaâ, en 1927 et en 1929. Plusieurs actes de pillage réciproque s'ensuivent. En 1932 cependant, quatre membres des Ouled Delim sont tués par des goumiers rattachés aux forces françaises. L'incident mène à la rupture: les Ouled Delim se replient au Sahara espagnol, et s'impliquent activement dans la résistance [5]. La reprise en main À partir de 1932, la présence militaire française se consolide. Des avions de guerre sont, pour la première fois, employés. Les appareils n'ont certes qu'un faible rayon d'action, et les résistants se dispersent à leur approche, diminuant ainsi l'efficacité des raids aériens, mais l'effet recherché est davantage psychologique. Il est espéré que « le bombardement et l'attaque à la mitrailleuse d'un mejbour, le 29 avril vers Bollé [impressionne] [6]». Les attaques de la résistance saharienne se poursuivent toutefois: en juin, au terme d'un assaut mené contre des tribus ralliées, les résistants s'emparent d'un millier de chameaux. En août, le groupe nomade du Trarza est pris en embuscade: cinq européens, 14 tirailleurs et 35 goumiers tués, si bien qu'à la fin de l'année 1932, la France enregistre un lourd bilan humain en Mauritanie. Les autorités coloniales changent alors de stratégie. Elles arment les tribus partisanes du Trarza et de l'Adrar et les encouragent à s'adonner au pillage des tribus rebelles. Et, pour la première fois, les autorisent explicitement à opérer en plein territoire espagnol [7]. Plus soucieuses de l'extension des moyens de leur puissance que de la défense des intérêts français, les tribus alliées mènent des raids indiscriminés. En à peine quelques mois, elles s'emparent de plus de 5000 chameaux… Les tribus engagées dans la résistance encaissent de conséquentes pertes. Le mouvement de reddition s'enclenche dès 1933. Les Reguibat scellent un accord avec les autorités françaises en février. En mars, les chefs de la tribu sont reçus par le gouverneur de la Mauritanie, qui édicte les conditions de la paix: nulle restitution des chameaux et des animaux razziés par les partisans de la France; suppression des soldes et des traitements; établissement de la responsabilité collective des fractions. Ils ne pourront, à compter de la date de leur reddition, rejoindre le Sahara espagnol sans l'assentiment des autorités françaises, et ne pourront pâturer qu'au sud. En outre, les Reguibat doivent s'acquitter d'une amende de guerre de huit fusils et de trente chameaux, ainsi que de l'impôt zakat. En avril 1933, c'est au tour des Ouled Delim de rendre les armes. Suite à leur capitulation, seize fusils et vingt chameaux sont exigés. Ils conservent toutefois leur liberté de circulation. Tentation française En parallèle, les pressions s'intensifient sur l'Espagne. En métropole, presse et cercles influents réclament une prise de possession du Sahara par la France. Pressentant sans doute une opportunité prochaine de troc territorial, les dirigeants ibériques tâtent le terrain. Le 14 juin 1933, le journal madrilène Ahora, réputé proche des milieux gouvernementaux, évoque le problème « de ces colonies d'énorme étendue, mais dont l'Espagne ne peut profiter à cause de leur sécheresse et de leur éloignement de tous les centres espagnols d'Afrique. Par contre, elles sont voisines des centres français importants, tels qu'Agadir, Taroudant, Tiznit et Saint-Louis du Sénégal. L'Espagne ne peut les occuper, mais la France, si. L'heure n'est-elle pas venue de les échanger contre des territoires qui nous seraient plus profitables ? » Enumérant les bénéfices que la France tirerait de ces territoires (aviation postale entre l'Europe et l'Amérique du sud, chemin de fer transsaharien, sécurisation de l'Afrique occidentale française), le journal invite à des négociations franco-espagnoles. « Deux territoires intéressent l'Espagne en Afrique. En premier lieu, la zone espagnole du Nord-Marocain, qui, si elle tombait entre les mains d'une puissance plus puissante que l'Espagne, pourrait constituer la plus grave menace pour son indépendance. En second lieu, la colonie du golfe de Guinée, qui est susceptible de satisfaire à la consommation espagnole en produits tropicaux (café, thé, cacao, caoutchouc, pierres précieuses, etc.) et qui peut devenir un nouveau Porto-Rico [8]». L'occupation de Tindouf en mars 1934 établit une jonction entre les forces françaises d'Algérie, du Maroc et de Mauritanie. En novembre, un bulletin de l'influente Société de Géographie alors présidée par le maréchal Louis Franchet d'Espèrey, et comptant parmi son comité plusieurs généraux, colonels et administrateurs coloniaux français, se fait l'écho desrevendications françaises. Les frontières sahariennes, nées de « l'arbitraire des délimitations », sont même dénoncées. « Jamais mission de délimitation n'est venue préciser sur le terrain cette frontière fantaisiste, défi à tout raisonnement géographique, ethnographique, historique », peut-on lire. « Nous avons longtemps escompté, en France, une collaboration amicale de nos voisins. Et en Espagne de bons esprits ont reconnu depuis longtemps l'obligation morale qui s'imposait à leur pays d'occuper sans plus tarder les territoires dont l'organisation lui était confiée. Mais, depuis plus d'un siècle, l'Espagne a perdu l'habitude des entreprises de ce genre », regrette l'auteur du texte, pour qui « l'avenir de la pacification saharienne ne se conçoit pas sur des bases aussi fragiles. On devrait leur préférer un net et formel règlement, comportant transmission de souveraineté, avec compensations dont la forme la plus indiquée serait peut-être celle de certains avantages politiques ou économiques dans les régions en cause [9]». Les Espagnols cèdent finalement aux demandes françaises, et procèdent à la prise de contrôle de leur territoire en 1934, par l'intermédiaire d'auxiliaires recrutés parmi les nomades. Profitant sans doute de l'indéfinition des frontières, le sultan et la résidence générale au Maroc adoptent, la même année, un dahir et un décret encerclant les possessions espagnoles, et reconnaissant accessoirement la marocanité de Tindouf. Dans son exposé des motifs, le dahir énonce que « l'insuffisance des ressources des populations qui habitent les territoires de l'extrême Sud du Maroc, les frais de transports supportés par les marchandises sur les grandes distances qui les séparent des centres d'approvisionnement ainsi que les difficultés de la surveillance douanière, constituent autant d'obstacles à l'application intégrale, dans ces contrées, des impôts de douane et de consommation. La création d'une zone à l'intérieur de laquelle serait prévue l'exemption partielle ou totale desdits droits apparaît comme une mesure indispensable pour faciliter l'existence des populations des régions précitées [10] ». Le dahir, qui prévoit l'exemption des taxes et des droits de douane pour certaines marchandises expédiées au sud du royaume, est complété par un décret résidentiel dressant une liste des régions bénéficiant des détaxes: une zone franche dont la limite méridionale va jusqu'au Rio de Oro; à l'est, une ligne jalonnée par les bureaux des affaires indigènes d'Aqqa, Bou-Akba, et incluant Tindouf [11]. Les nouvelles lois douanières suscitent de vives protestations en Espagne. « Personne ne peut discuter le droit de la France à organiser administrativement son Protectorat. Elle est libre d'installer des bureaux de douane, pour percevoir à l'entrée au Maroc les impôts légaux sur les marchandises de toutes espèces provenant d'Ifni. Mais de quel droit la France interdit-elle l'entrée de marchandises espagnoles dans la zone « neutre », en les considérant comme contrebande ? Nous doutons fort qu'elle puisse donner une réponse justifiée à cette question, et nous doutons aussi qu'une telle détermination eût été prise, si à Ifni et à Rio de Oro flottait le drapeau anglais, ou l'italien, ou simplement le drapeau hollandais », se plaint le journal El Sol [12]. Le Comité de l'Afrique française ne tarde pas à répondre. « Le correspondant de El Sol paraît oublier que, comme il l'a lui-même noté plus haut, l'Espagne, à la différence de ce qu'aurait fait sans doute l'Angleterre, l'Italie ou la Hollande, ne s'est pas encore décidée à occuper définitivement et à organiser les possessions où son drapeau flotte depuis de longues années, mais seulement sur la carte; qu'il n'existe pas de « zone neutralisée », mais seulement une ligne frontière imprécise autour de l'enclave d'Ifni […]; que la France — ou plus exactement le Maroc — n'interdit pas l'entrée des marchandises espagnoles dans le Sahara marocain, mais assure dans ces régions l'égalité douanière à toutes les marchandises importées quelle que soit leur origine, en leur réservant, par la création d'une zone franche, des avantages égaux à ceux dont bénéficient les importations effectuées par les établissements espagnols de la côte Atlantique. La suppression de la zone franche ne peut être que consécutive à l'installation, en zone ou territoire espagnols du Sud, d'une organisation douanière effective semblable à celle qui existe, dans le Nord du Maroc, entre les places de souveraineté et le territoire marocain [13]». Plan d'invasion Entre février et septembre 1935, des pourparlers franco-espagnols offrent aux deux puissances une opportunité de formuler plus clairement leurs exigences. Tandis que la France réclame l'instauration d'un régime douanier par les autorités ibériques, l'Espagne forme trois revendications: le rattachement d'Ifni à Tarfaya par une bande de 25 kilomètres; la rectification de la frontière du Rio de Oro avec la Mauritanie, de sorte que la Bahía del Galgo et les salines d'Ijil soient placées sous le contrôle de l'Espagne; l'incorporation du Cap Juby, situé dans la partie sud du protectorat, à la colonie de Río de Oro, et donc sa séparation du territoire chérifien [14]. Comme en 1925, nulle volonté d'abandon du Sahara, mais plutôt son élargissement. La demande relative à Ifni, la plus importante pour l'Espagne, devait lui permettre d'obtenir une superficie suffisante pour garantir l'administration et le développement de la région, ainsi qu'à réduire son enclavement. La France n'apporte aucune réponse au mémorandum espagnol, mais s'active pour contrecarrer les sollicitations ibériques: le Bureau des Affaires Indigènes de Tétouan devait ainsi faire valoir d'anciens titres fonciers d'une faction de la confédération des Aït Baâmrane, afin de présenter aux Français des documents leur permettant de revendiquer la bande côtière séparant Ifni de Tarfaya [15]. L'incertitude liée à la guerre civile espagnole, qui éclate en 1936, pousse la France à considérer ses options. Dans l'éventualité d'un conflit européen qui alignerait l'Espagne sur l'Axe germano-italien, les forces françaises devraient alors occuper militairement Tarfaya et le Sahara espagnol, ou à tout le moins les principales bases côtières (Villa Cisneros, La Güera et Cap Juby). L'opération, qui devrait compter sur l'élément de surprise, incomberait conjointement aux troupes stationnées au Maroc et à celles rattachées à l'administration de l'Afrique occidentale française [16]. Le plan, préparé par le ministère des Colonies, reçoit l'aval du Quai d'Orsay et du ministère de la Guerre. Sa préparation est confiée au général Noguès. Avec l'aide du général Trinquet, Noguès présente une ébauche dans laquelle il propose trois attaques simultanées visant Ifni par le Maroc, Cap Juby et La Saguia El Hamra par les troupes des Confins algéro-marocains, et La Güera, enfin, par les troupes de l'AOF [17]. Références : [1] Comité de l'Afrique française, La question du Maroc vue d'Espagne, L'Afrique française: bulletin mensuel du Comité de l'Afrique française et du Comité du Maroc, 1931, p. 484. [2] Francisco Quintana Navarro, La ocupación de Ifni (1934): Acotaciones a un capítulo de la política africanista de la 2a República, II Aula Canarias y el Noroeste de África, 1988, p. 102. [3] Sophie Caratini, Les Rgaybat (1610-1934), Tome 1: Des chameliers à la conquête d'un territoire, L'Harmattan, 1989, p. 186. [4] Archives Nationales, Cercle de l'Adrar, Rapport Politique, Nouakchott, août 1932. [5] Pierre Bonte, Frontières coloniales et parcours nomades l'enjeu pastoral dans l'Ouest saharien, Hesperis Tamuda, n°47, 2012, p. 67. [6] Archives Nationales, Descemet, Nouakchott, 30/7/1932, A.P.E/2/83. [7] Pierre Bonte, op. cit., p. 68. [8] Ahora, 14 junio 1933, Biblioteca Nacional de España. [9] E. Segaud, Choses de Mauritanie, Bulletin de la Société de géographie, n°5-6, tome LXII, 1934, pp. 222-223). [10] Bulletin officiel n°1160, 18 janvier 1935, p. 38. [11] Ibid, pp. 43-44. [12] El Sol, 1 junio 1935, Biblioteca Nacional de España. [13] Comité de l'Afrique française, Les accords de Bir Moghrein et l'Espagne, L'Afrique française : bulletin mensuel du Comité de l'Afrique française et du Comité du Maroc, 1935, p. 377. [14] Ministère des Affaires extérieures (AMAE), Informe del Negociado Militar de la Secretaría Técnica de Marruecos, 2 mayo 1935, R-748. [15] Jesús Martínez Milán, España en Tarfaya y en el Sahara occidental (Sagia el Hamra y Rio de Oro): 1885-1940, Hespéris-Tamuda, Vol. XXXVI, 1998, p. 86. [16] Archives Diplomatiques du Ministère des Affaires Etrangères – Paris (ADMAEP), d. secret n° 2 1/L. Le Ministre des Colonies à M. le Ministre de la Défense Nationale et de la Guerre, Paris, le 4 janvier 1937. [17] ADMAEP, d. très secret n° 596. Le Général de Division Noguès à M. le Ministre des Affaires Etrangères, Rabat, le 27 mars 1937.